J'avais passé le restant de la nuit avec Krystel. Il avait fallu beaucoup de temps ensemble pour nous comprendre, pour nous ouvrir à nouveau pleinement, entièrement, l'un à l'autre. Cela avait demandé des efforts et m'avait laissé complétement vidé. Je n'avais plus l'habitude de vivre pour quelqu'un d'autre que moi-même, et cela me changeait. Du tout au tout. Je n'avais pas évacué mon désir de retraite, mon besoin d'air, d'oxygène. Krystel l'avait bien compris, et j'étais convaincu qu'elle le partageait elle aussi. Nous avions tenté de rattraper, pour nous deux, tout ce que nous avions raté depuis un moment, ensemble. Cela m'avait vidé de mes forces, tout en me rassénérant. Je ne m'étais pas senti aussi bien depuis longtemps et j'avais dormi très tard, le corps de Krystel mort non loin de moi. Si froide. Et pourtant, je la veillais un moment, détaillant ses traits un bon moment, recouvrant chacun des détails de son être endormi. Je ne les avais jamais vraiment oubliés, mais cela me faisait du bien malgré tout. Je me levais tard et sortais finalement de la chambre, habillé de frais, car j'avais laissé toutes mes affaires dans le domaine et on n'y avait pas touché. Que ce soit pour un hypothétique retour ou pour me changer avant de me flinguer pour ma désertion, mystère. Mais quoiqu'il en soit, j'étais propre, bien habillé.


Pour la première fois depuis longtemps, je regardais les nouvelles. McBorough au pouvoir, ses décisions, les troubles entre vampires et loup sgarous qui restaient sous contrôle. Le monde allait mieux que la dernière fois que je m'occupais de le faire bouger. J'attendais finalement toute la journée, me reposant, réfléchissant à mes projets, jetant des notes dans le carnet qui autrefois me servait à concevoir les équipements dont j'avais impérativement besoin pour mes forces d'intervention, pour calculer les coûts, les délais.


A la fin de cette journée, j'allais manger très tôt dans les cuisines, m'attirant des regards perplexes du personnel. Je mangeais tranquillement, le premier vrai repas en des semaines, sinon des mois. Sans repasser voir Krystel, lui faisant comprendre que j'avais quelque chose à régler avant de la rejoindre, je me rendais dans les appartements de la Reine. Pas dans son bureau, que je savais souvent investi de collaborateurs. Deux gardes, encore humains puisque les vampires sortaient tout juste de leur sommeil, voulurent m'en interdir l'entrée, mais ils n'y parvinrent pas, car ils se souvenaient de qui j'étais. On me demanda d'attendre et l'un d'eux toqua, entra en s'excusant. J'entendis la voix de la souveraine lui répondre, et il me fit signe d'entrer.


Je devais arrêter certaines conneries si je voulais avoir une chance de vivre ma vie comme je le souhaitais. Sans regarder quoi que ce soit, je m'inclinais, me mettais directement à genoux, regardant le sol.


| Majesté. Je tenais à vous présenter mes respects. Mes excuses, aussi. Vous comptiez sur moi et vous aviez toutes les raisons de le faire. Je ne peux ni ne veux revenir en arrière, mais je tenais à vous expliquer que cela n'avait rien eu à voir avec vous. Pas directement, en tous cas. Si je ne suis pas décidé à redevenir employé de la Royauté, je vous dois un service pour m'avoir épargné hier. Demandez moi ce que vous voulez, et vous l'aurez. |

Les règles et moi, ça a toujours fait cent cinquante. Petit déjà, je piquais et je réassemblais des trucs. Les communications, c'était mon truc, déjà tout gosse. Les radios, ce genre de bordel. J'aimais bien en revendre après, me faire quelques roubles. J'aimais bien les filles aussi. Très jeune. L'école, pas mon truc. L'armée aussi, ça avait été difficile. Et alors, ce qu'il se passe après Jana... J'avais fui les troubles, fui le gouvernement, la police, j'avais été proche de tous les milieux les plus extrêmistes. Pro et anti vampires, puis pour les autres surnat'. C'était comme ça. Je débarque chez les vampires et contrairement à mon habitude, je fais les choses dans les règles. Parce qu'au travers de Krystel, j'ai ressenti ce qu'elle nourrissait pour sa fille, et elle pour sa mère. Parce que j'ai vu que si j'étais jugé pour mes actes, je ne l'étais pas de manière froide et tranchée, ma peau en sécurité, pour une fois. Morgane n'était pas Krystel. Je n'avais jamais cru en ses chances de régner, en tous cas, pas sur le monde entier. Elle n'en était pas moins intelligente, et je l'avais découvert hier, charismatique. Elle s'était affirmée avec le temps. Ce qu'elle avait fait hier était intelligent. Elle m'avait épargné parce qu'elle savait qu'elle aurait encore besoin de moi, et que Krystel avait décidé pour nous deux. Elle ne m'avait pas puni, d'aucune manière que ce soit, parce qu'elle avait très bien compris ce qu'un homme comme moi en penserait. Alors je fais les choses dans l'ordre, pour une fois.


Je suis donc agenouillé, je sacrifie mon égo et ma rudesse habituelle au protocole. Parce que je l'ai peut être sous estimée, et parce que je lui dois bien ça. Elle est suffisamment dans la merde sans que j'en ajoute en lui faisant front comme je le fais habituellement. La Reine Rouge fait part de sa surprise et me demande de me relever. D'être simplement moi. Un sourire franc orne mon visage.


| Oh, être moi ? C'est vraiment ce que tu désires? |


Cela me faisait plus bizarre de la tutoyer qu'hier, sous le coup des émotions de Krystel. Krystel, je la connais si bien, si intimement sans jamais avoir été son compagnon, que c'était simple, naturel. Pas chez Morgane. La Reine m'interroge, me demande pourquoi je ne suis pas venu la voir. Je ne savais pas trop. J'ouvrais la bouche pour parler, mais aucun son n'en sortit dans un premier temps. Je réfléchissais. J'essayais d'obtenir au fond de moi, les réponses à ses questions. Je redressais les yeux vers elle. Et je notais pour la première fois, que je l'avais vraiment surprise au saut du lit. En peignoir. Je me reconcentre.


| Je n'ai jamais misé sur toi, effectivement. Krystel avait trop de responsabilités. Ton frère était un traître qui a failli tous nous faire tuer, comme ton beau-père. Ta mère craignait sans cesse, non pour tes capacités, mais pour le fait de t'endurcir. Vois comment le pouvoir l'a dévastée. J'ai tout misé sur ta mère parce qu'elle était le leader, qui, à mes yeux, pouvait diriger ce monde. Mais ce n'était qu'une illusion. Et je me rends compte qu'à défaut du monde, tu es tout à fait apte à diriger ton espèce. Mais tu dis pourtant que tu as besoin de moi. |


Je lève les mains, paumes ouvertes.


| Tu n'as pas semblé attendre de moi mes compétences habituelles, hier, quand Krystel nous a mis à ton service. Pourtant regarde ces mains. Elles ne sont faites que pour tuer. Toutes les autres choses que j'ai entreprises dans mon existence ont échoué. Alors je te le demande, qu'attends tu vraiment de moi ? En quoi peut on avoir besoin d'un homme comme moi, si tu ne sembles pas attendre le meurtre? Ta mère ne m'a pas recruté parce que j'étais beau, intelligent ou spirituel, pas parce qu'elle avait besoin d'un conseiller. Elle m'a recruté parce que j'étais le seul capable d'assumer les folies que nécessitaient son règne. |

Je suis sincère avec la Reine Rouge. Krystel et moi avons été amants, mais c'était occasionnel. Je n'ai jamais été recruté et modelé par elle pour être son compagnon. Son partenaire, tout au plus. Mais de manière bien plus tangible, j'avais été formé pour être son tueur, son homme de main le plus proche. Un peu comme ces gâchettes qui suivent partout les plus grands mafieux dans les films, ou les mecs de l'ombre dans l'entourage des grands de ce monde. Je n'avais jamais été si proche que cela de Krystel, et c'était notre faute à tous les deux. Je ne voulais pas que Morgane voit en moi le conjoint de sa mère, car ce n'était pas du tout le lien qui nous reliait. Nous ne nous étions jamais vus de cette manière, en tous cas. Je notais que la Reine ne se sentait pas insultée par mes réticences. Pourtant, celles ci pouvaient la contrarier. Les vampires sont des créatures souvent belliqueuses et impulsives, il n'est vraiment pas facile de passer outre les rejets et les critiques, vous pouvez me croire. Morgane acquiesce à propos de mes talents particuliers. Je souris doucement quand elle dit ne pas comprendre Erin.


| Je crois que ta mère et moi avons eu le même souci. Et je pense que je n'ai jamais compris Erin non plus, sinon sa solitude. Ca doit lui faire du bien maintenant, d'avoir quelqu'un. Même si c'est compliqué. Je pense qu'au fond d'elle, elle a toujours voulu être entourée, ne plus être seule. |


Elle me parle alors de ma réputation et des rumeurs. Je hoche la tête, je vois où je veux en venir.


| Donc je suis toujours un pion sur l'échiquier. Pourtant, je ne saurais plus être utilisé comme auparavant, pour la simple et bonne raison que je suis sûr d'être surveillé par la PES. Leur directrice m'est tombée dessus et si je m'en suis réchappé, ce ne fut pas sans y laisser des plumes. Alors si tu en as besoin, utilise mon image, mais mes compétences en elles mêmes, ce sera plus compliqué. |


Ma réputation... Elle devait être pleine de tâches. Certains vampires devaient me craindre. Tous devaient me détester. Je comprenais assez bien les difficultés qui étaient les siennes, alors. Car le règne de Krystel avait pu bénéficier de mon appui et surtout, de ma milice. Le sien, pas encore. Elle me dit que je ne lui dois rien, sinon prendre soin de moi. Je lâche un petit rire.


| Si, bien sûr que si. Sans t'en prendre à Krystel, tu aurais pu me faire payer ma désertion. Tu ne l'as pas fait. Je te dois quelque chose et je tiens à régler mes dettes. |


Je médite un instant sur ses dernières paroles.


| M'aider est je pense au delà de tout espoir, Morgane. Ta mère a essayé et regarde comment les choses ont tourné. J'avais effectivement besoin de temps. Tuer me manque. J'ai passé ces derniers mois à me battre dans des endroits peu reluisants, à gagner ma croûte en faisant ce que je savais faire de mieux. Krystel veut te protéger, et moi aussi. Au travers d'elle, bien sûr. Pas uniquement. Mais je suis las de tout ça. J'aime tuer, je sais bien le faire. Mais je ne veux pas que mon existence ne tourne plus qu'autour de quelques carnages. J'ai compris quand Jana est morte que je m'étais perdu depuis trop longtemps. Je viendrais quand tu feras appel à moi, mais je veux mener une vie de civil le reste du temps. Un truc tranquille. Sans attaches, sans dettes. Un truc à moi. J'aime la guerre, mais je veux un peu de paix. |

Je me rendais compte de la véracité de ce que je disais alors qu'il ne s'agissait nullement de ce à quoi j'avais déjà pu réfléchir. Etre ensemble, c'était plus fort que d'être tout seul, cela accordait de la puissance aux deux parties. Auparavant, je ne voyais cela que comme un bonus parfois bienvenu. Mais ça ne fonctionnait pas du tout comme cela, vous pouvez me croire. C'était totalement différent, en fait, de ce qu'on pourrait imaginer. C'était dans un film stupide de super héros je crois, ou j'avais dû l'entendre quelque part. Un grand pouvoir va de pair avec de grandes responsabilités. C'était totalement le cas du lien entre un vampire et son servant humain; on pouvait à deux, soulever des montagnes, bousculer les lignes. Le revers de la médaille était aussi notre force; tout ce qui nous impactait individuellement nous impactait tous les deux en égale mesure, sans respect pour la force de chacun. Un humain souffre, le vampire souffre. Et tant pis s'il est en théorie capable de se regénérer, il n'est pas capable de se relever de ce genre de choses. C'était une réelle difficulté. Morgane et Erin n'allaient pas trop tarder à connaître ce genre de limites. Et devant elles, pas trop de choix. Etre plus fortes et les renverser, mais cela demanderait un degré de complémentarité des plus élevé, ou alors elles peineront et se briseront, comme Krystel et moi l'avions fait. L'une comme l'autre de ces conséquences n'allait pas de soi, elle dépendait de ce que l'on attendait de ce lien, et de la manière que l'on avait eue de se préparer à lui.


Quoiqu'il en soit, il semblerait que je donne matière à réfléchir à Morgane. Elle semble se poser des questions. Probablement pas sur moi ni sur Krystel; elle en savait bien assez sur les problèmes qui nous avaient occupés, elle et moi. Mais sur elle-même et sur Erin, selon toute probabilité. Mon but n'était pas pour autant de la faire douter. Je me demande aussi ce qu'elle attend de Krystel et de ma part propre; est-ce nos compétences, notre réputation? Est-ce simplement notre présence, celle de Krystel, surtout? Je ne sais pas vraiment. Elle confirme bien vite qu'elle doit apprendre à se démarquer des avantages que lui procuraient sa mère, pour être capable de tenir solidement son empire de la nuit. Je hochais la tête à ses paroles.


| Le problème vient peut être justement de là. Tu n'as pas d'exécutants qui te sois propre, et qui soit ce que tu cherches en terme d'efficacité. Ce qui faisait une des forces de Krystel était que j'étais capable d'obéir à ses ordres sans discuter. Qu'il s'agisse d'infiltrer un groupe, de tuer des gens innocents ou non, ou de m'en prendre à ceux qui jadis comptaient pour moi. Tu as besoin d'agents sûrs qui t'obéiront sans sourciller, et qui ne se laisseront pas aller à leurs sentiments. |


Erin était forte. Peut être plus que moi. Mais elle était paradoxalement plus fragile aussi. Je savais bien que Morgane était différente de Krystel, ce qui posait autant de problèmes que ça n'en résolvait. Elle était plus souple, plus compréhensive aussi, mais elle n'avait pas la brutalité qui parfois s'avérait nécessaire. Elle avait encore du chemin à parcourir, fatalement. Ce qui nétait pas forcément un mal non plus, car cela lui permettrait de se faire ses propres expériences. Qu'elle se laisse trop influencer par la coterie qui dirigeait concrètement les vampires et elle se fourvoiera; ce règne n'appartenait plus qu'à elle. Le monde avait prouvé ces dernières années qu'en pareille époque, la démocratie n'était qu'un leurre. Même les humains l'avaient compris, la suspendant, la mettant au service de l'armée pour être plus efficace, le temps de briser le pouvoir de leurs ennemis. Elle devrait apprendre à faire pareil, bien que sa souplesse lui permette sans doute de s'en tirer sans trop d'encombres des situations les plus compliquées. Je la regarde alors que la vampire se dirige vers sa coiffeuse, et me regarde depuis son miroir.


Je souris à ses paroles sur la vie civile.


| Je ressens que Krystel a aussi besoin de s'éloigner de responsabilités trop fortes. Et nous sommes, elle et moi, des prédateurs. Ca risque de mal finir, mais je pense que nous devons nous éloigner, au moins temporairement, des affaires du monde. Elle a quelques idées pour nous éviter trop d'ennuis et de nous faire reconnaître et en sus, un certain premier ministre n'a aucun intérêt à ce qu'il m'arrive le moindre problème. |


Ah, nous y étions. Le coeur du problème, le fondament de sa rancoeur. Je sens sa colère monter. Je ne la lâche pas du regard, la fixe, l'affronte. Inutile de se cacher, elle avait largement la capacité de me rendre coup pour coup et de me laisser en miettes.


| Oui, bien sûr que c'est plus important. Quand je l'ai enfin retrouvée, j'ai pensé à la ramener, ou au choix, à partir tous les deux. Mais elle ne se souvenait pas de moi, malgré notre lien. Ni de toi. Ni de personne. Et en forçant ses défenses, je l'ai sentie heureuse pour la première fois de sa vie. Nous sommes deux, mais nous sommes un. Comment aurais-je pu lui gâcher sa seconde chance? En me privant d'elle, je me condamnais moi-même. Pourtant, je l'aurais fait, plutôt deux fois qu'une. |

Bon, d'accord, je prenais pas forcément le problème du bon bout. Quand on est en présence de la Reine, normalement, on se fixe et on ferme sa grande gueule. Allez savoir pourquoi, j'en avais pas été toujours capable, même quand c'était Krystel aux commandes.  Et voilà. A peine je pensais à elle, et je revoyais toutes ces fois où j'avais fanfaronné, pour finir par souffrir le martyr en pénitence. Rien que notre rencontre. Dans le bar qu'elle tenait, à l'époque. La Pomme du Diable. Toute la famille Raybrandt s'était faite la main sur l'endroit, en fait. Et à l'époque, j'étais venu sans arme, comme un vrai clampin, pour voir à quoi ressemblait mon ennemi. Je n'avais pas été déçu. A peine étais je entré que j'étais repéré et il avait fallu cinq minutes à la vampire pour me faire traîner jusqu'à sa table pour ensuite m'interroger. Et par la suite... Les souffrances avaient été proportionnelles aux récompenses que j'avais parfois méritées. Mais toute cette drogue, ce sang, cette cruauté... Morgane n'était pas la même. Pas faite dans le même moule, aurait-on dit. Il n'y avait que leur beauté en commun. Tout du reste, les opposait. Les traits anguleux de Krystel lui donnaient un air sombre, quand elle le décidait, avec ses longs cheveux d'un brun foncé tombant en cascade autour de ses épaules. Morgane, elle, était souvent préparée de manière plus séduisante. Krystel dégageait un charme animal, bestial même. Où l'on ressentait une attraction en corrélation avec le niveau de danger qui nous alarmait instinctivement en sa proximité, tandis que Morgane était tout en sensualité, calme et tranquille.


Je sens que je l'agace, pourtant. Et je sais que les Raybrandt ont tous leur caractère. Là où un Badenov est imprévisible et fou furieux, un Raybrandt c'est autre chose. Ces machins là, ça vous coupe en morceaux pour préparer un copieux petit déjeuner. Et justement pour la Reine Rouge, c'était l'heure de manger. Je le sentais en cet instant chez Krystel, donc j'en déduisais que c'était aussi le cas pour sa fille. Au réveil, les créatures de la nuit avaient toutes faim... Je sens Morgane se hérisser quand j'évoque le bonheur de sa mère. Evidemment, de son point de vue, ce que je disais devait semblait carrément loufoque. Je haussais les épaules.


| C'était ma faute, en fait. Je n'ai pas su la protéger de qui nous étions auparavant, ça l'a conduite au bord de la folie. Et crois moi, ça me connaît, ce genre d'ouragan psychologique. Elle était heureuse, la dernière fois que je l'ai vue. Mais je crois avoir déclenché involontairement quelque chose. C'est ma faute. |


Et ça l'était. Si j'étais resté fermé à elle, avec toute la meilleure volonté du monde et sans chercher à la retrouver, elle n'aurait peut être pas quitté sa retraite dorée. Bon ok, tout ce que je raconte ne fait qu'exacerber un peu plus la colère de la souveraine. Là, je prends des risques, à être autant honnête. Je devrais peut être modérer un peu plus mes mots, avant qu'ils ne dépassent une limite intangible qui faisait la différence entre un bon début de soirée et le commencement d'un cauchemar éveillé. Je hoche la tête en signe d'acquiescement, inutile de dire ce que je pensais au fond ; plus rien ne pouvait vraiment aider des débris comme Krystel et moi, sinon une balle dans la tempe. Je me fais silencieux, respectueux. En redressant le visage vers son miroir, je retrouve un instant le serviteur que je fus.


| Bien. Je m'y efforcerais, en tous cas. Qu'elle soit revenue vers moi comme ça me donne des devoirs. Envers elle, forcément. Et envers toi, aussi. |

La discussion touche à sa fin. Je ne sais pas trop si j'ai été suffisamment convainquant aux yeux de la Reine Rouge, mais je suis toujours en vie, en un seul morceau, sans avoir rien vu d'autre que sa tenue de réveil et sans avoir rien perçu de plus que la faim qui lui tenaillait déjà l'estomac, lui vrillant les tripes. Comme Krystel, elle sait bien se gérer. Il faut dire que leur différence d'âge est réellement minime, au regard du presque-millénaire déjà vécu. Elle devait avoir appris depuis longtemps à contrôler sa faim, à faire en sorte de se tenir, de résister envers et contre tout à toute forme de pulsion, de désir incontrôlé. La souveraine conclut que nous voulons tous deux le bien de sa mère. En cela, elle a totalement raison, même s'il est évident que nous nourrissons quelques divergences d'opinion à propos des moyens à attacher au dit bonheur. Je ressens comme une promesse sa mise en garde, sur le fait que Morgane ne s'effacera pas. Elle aussi comptait prendre une part plus active à l'existence de sa mère. Ce que je pouvais comprendre, dans le sens où elles n'avaient plus l'une que l'autre, maintenant qu'Augustus, Leopold et William étaient morts. Qui était-elle toutefois pour me parler maintenant des devoirs que j'avais à accomplir ? Je n'étais pas tout à fait sûr de comprendre. Heureusement qu'elle expliqua aussitôt ce qu'elle entendait par là.


| Oui, j'en ai conscience. La pauvre n'a pas choisi l'homme le plus simple qui soit à ce niveau-là. Je n'ai toujours pas trouvé ce qui me rendait pleinement heureux, à part baigner dans la tripe, mais ce n'est qu'un bonheur bien éphémère qui engendre bien des peines, par la suite. |


Trouver un équilibre avec Krystel va nous demander de l'inventivité et de l'énergie. Je n'avais qu'un seul talent dans la vie. Elle en avait plusieurs. Nous aimions tous deux nous complaire dans nos propres désirs, ce qui était sans aucun doute le mal le plus pur, le plus absolu, puisqu'il ne tenait aucunement compte de ce que les autres pouvaient ressentir et désirer. Nous étions des prédateurs, des loups mais au sens le plus imagé du terme ; des carnassiers qui se satisfaisaient de toutes les proies possibles et imaginables. Quelqu'un toque à la porte et je note dans le regard de la jeune femme que je suis congédié. Elle me demande -sans m(imposer- de passer voir Erin. Je réfléchis un instant et hoche la tête.


| Erin Danvers n'est pas femme à s'inquiéter du sort d'un camarade, ou c'est alors que j'ai échoué dans la poursuite de son apprentissage. Mais soit. J'irais. |


Erin était faillible, tout comme je l'avais été. Elle ne m'avait pas ramené, désobéissant sciemment aux ordres. Son libre arbitre prenait aujourd'hui plus de place qu'autrefois et je n'étais pas du tout certain de ce que cela pouvait donner à terme. Morgane se relève et ferme son peignoir autour d'elle. Je me laisse raccompagner vers la porte, et je croise sa pomme de sang qui me dévisage en déglutissant péniblement. Je ne souris pas, ne manifeste pas la moindre émotion. L'avis et l'opinion des autres m'indiffère plus que jamais. J'entends l'explication de la Reine. Avant qu'elle ne prenne congé.


| Oh, mais je me rappelle de comment entrer et sortir d'ici, Majesté. C'est moi qui ai conçu, pour votre mère, toute la sécurité de l'endroit. |


Et en bon fantôme que j'étais, je savais entrer et sortir sans me faire remarquer. Comme Erin, probablement. J'incline la tête, et pars retrouver Krystel.