Tourner en rond. Oui, vraiment, j'avais l'impression de tourner en rond depuis quelques temps. Depuis trop longtemps d'ailleurs. Je voulais m'amuser, tout envoyer en l'air autour de moi et provoquer une belle catastrophe comme on en faisait durant la guerre. Sentir le chaos en moi, autour de moi, même si ce n'était qu'un maigre pas vers les ténèbres cela me permettait de... m'entretenir, disons. De toute façon, cette paix n'est qu'éphémère, j'en suis persuadé. En tout cas nous serons là pour y veiller. Mais penser ne faisait pas bouger les choses et j'aurais beau me dire qu'en effet, ce traité de paix est bon pour les débiles, tant qu'on agira pas la situation restera ainsi. Déjà que tous le pays était à nos trousses, nous étions les ennemis publics, Pandore avait dû déserter la PES après le coup des zombies... Ces minables d'humains ne paient rien pour attendre, rien.

Accoudée au comptoir, je poussais un soupir. Il n'y avait pas beaucoup de clients ce soir, j'avais tout mon temps pour ruminer mes sombres pensées et surtout, m'ennuier. Je comptemplais les tables et les clients d'un œil absent, essayant de me souvenir de l'époque où c'était moi qui était assise en train de siroter mon verre. Je devais avoir douze ans quand j'ai commencé à fréquenter les bars... C'était avec mes potes, des petits de l'orphelinat, ou qui vivaient autour. Ca nous faisait un point de rencontre, un endroit où on était sûrs d'être tranquilles. Puis c'est là où j'ai découvert mon pouvoir, où je me suis rendue compte que je n'étais pas seule. Tout a changé à partir de ce jour là. Je n'essaye pas d'oublier mon passé, je n'essaye pas de me dire que tout effacer m'aiderait à avance comme certains le font. C'est ce que j'ai vécu, ce que les hommes ont pu me faire qui me pousse en avant. Au contraire, je veux garder mon passé en tête, une garantie du bien-fondé de mes idées et de ma haine.

Profitant que personne ne me regardait, je me concentrais sur une bouteille et un verre. Bientôt j'attrapais les deux et me servis sans que personne ne remarque rien. Je bus le tout d'un coup sec, tandis qu'une nouvelle arrivante retint mon attention. Je cachais mon verre. Je la reconnus bien rapidement et lui adressais un sourire. C'était Amalia, une streap-teaseuse dont la boite se trouvait à deux pas d'ici. Souvent elle venait ici après le boulot et prenait un verre. Et avec le temps, nous avions un peu sympathisé. Danseuse, c'est plus fatiguant que serveuse !

« Salut ! Je te sers quoi ? » Lui lançais-je tandis qu'elle s'approchait. Tandis qu'elle me répondais, je pris de ses nouvelles. « Alors, le boulot ? Pas trop fatiguée ? »

J'étais assez heureuse de la voir, cela me faisait une... distraction. Evidament je devais être prudente, il ne fallait rien qu'elle sache de ma nature. Mais ça, je le faisais parfaitement.

Le problème quand on est comme moi c’est qu’on a pas l’excuse des pieds endoloris. Personne ne pouvait le savoir mais il n’empêche que pour ça, ça pouvait s’avérer problématique. Un peu comme la fois où je m’étais enfoncée un clou dans le pied sous l’œil médusé d’un ouvrier. J’avais prétexté un quelconque problème remontant à ma jeunesse mais en vérité, je n’avais ressenti qu’un vague pincement et la plaie avait disparu une demi-heure ou une heure à tout cassé. J’avais dû jouer la comédie durant le temps que ce genre de chose était censé durer et ça n’avait pas été simple.
Voilà pourquoi je devais faire attention et mimer le même degré de fatigue que les autres mais là encore, ça n’était pas forcément un jeu d’enfant. Quand on a une idée précise de la douleur, de la souffrance et de la fatigue, jouer la comédie est compliqué. C’était pourtant bien ce que j’avais dû faire ce soir. J’avais dû mimer la fatigue, les douleurs articulaires et tout le reste pour finir à l’heure où je devais finir et pas plus tard. Non pas que l’opinion de mes collègues m’importaient mais il fallait que je maintienne une bonne entente avec elle. Je devais sauver les apparences et m’attirer un peu de sympathie derrière la jalousie. J’étais lucide, j’me faisais plus de pognon que la plupart d’entre elle parce que j’osais tout, y compris danser nue avec un serpent si ça pouvait faire plaisir.

Quoi qu’il en soit, j’en avais fini et je comptais bien me délasser un peu. Pas au boulot bien sûr, c’était un coup à me retrouver coincée par des clients, mon patron ou mes collègues. Et puis, qui voudrait dépenser son argent à l’endroit où il bossait ? Pas moi en tout cas. Une fois douchée rapidement et habillée, je pris à pied le chemin du bar dans lequel j’aimais traîner après le boulot. Je me posais au comptoir en allumant une cigarette.
Comparé à d’habitude, l’endroit était plutôt désert mais il était encore « tôt » en quelque sorte. Esther ne mit pas longtemps à s’apercevoir que j’étais là et de fait, me reconnaître. Oui, j’étais là souvent mais je n’étais pas non plus avare de pourboire. Notre relation ne dépassait pas vraiment les murs de ce bar et c’était ce qui me plaisait quelque part. Amitié limitée dans le temps et l’espace, pile ce dont j’avais besoin. Cela dit, ça ne voulait pas dire non plus que je lui confiais mes petits secrets. Il ne fallait pas pousser. « Salut Esther. Mets-moi une tequila, sel et citron, la totale et compte en une deuxième tout de suite. Prends donc un truc sur mon compte aussi. » Je m’étirais en lançant un regard torve à un homme qui m’observait. J’espérais qu’il resterait à sa place, je n’avais aucune envie de ça. Je voulais la paix. Je ne venais pas ici par hasard. « Oh, toujours les mêmes lourds ou presque et y a toujours des clients pour croire qu’on fait ça pour le plaisir de leurs yeux sans contrepartie financière et s’ils le pouvaient, ils nous tringleraient au passage. Le plus beau, c’est qu’on a une petite nouvelle qui nous fait un complexe du Prince Charmant, j’ai pris les paris, on verra combien de temps son beau toubib lui paiera les fourrures. » Je m’enfilais la moitié de mon verre une fois servit. « Et toi ? Pas grand monde ce soir on dirait bien. » Y avait des jours avec et des jours sans.

Une distraction ne fait jamais de mal, voir un visage amical n'est jamais de trop. Même si en l'ocurence je ne peux lui faire confiance. Elle est une cliente parmi d'autres, mais une cliente un peu plus sympathique. Et puis elle vient souvent. Bien sûr je préfèrerais être avec l'un des miens mais il faut bien se contenter de ce que l'on a. Elle me commanda une tequila sel-citron, et d'ailleurs, elle me recommandait d'en faire une deuxième. Je me détournais d'elle et attrapais la bouteille. En deux temps trois mouvements, je posais la boisson sur le comptoir tandis qu'elle me racontait son travail. Toujours les même types, oui je voyais le genre de mecs dont elle voulait parler... Avec Craig et John, faut pas s'étonner que j'aie une préférence pour les femmes... J'émis un petit rire concernant la petite nouvelle qui leur faisait un complexe du prince charmant.

« Je pourrais pas travailler avec ce genre de mecs... Bon, c'est toujours mieux des lourdeaux que de se faire saigner par un vampire. » J'ajoutais à propos de la petite nouvelle : « J'aurais bien fait monter les enchères, mais je suis déjà juste pour payer le loyer »

C'est vrai je n'étais pas très riche, je m'en sortais à peine avec mon petit salaire, mais nous n'étions pas là pour parler de ça. La jeune femme me demanda ensuite des nouvelles de mon travail.

« Non, pas grand monde en effet... Ca devient ennuyeux à la longue. Les gens préfèrent rester chez eux plutôt que prendre un verre... Oh, ca passera, la clientele reviendra. Vous avez toujours du monde niveau streap-tease, je suppose. »

Non je ne cachais pas mon ennui, d'ailleurs mes collègues étaient dans le même état que moi. Je haussais les épaules avant de me retourner pour préparer sa deuxième boisson. Je venais de finir la bouteille de tequila, je m'éclipsais donc pour en prendre une nouvelle.

« Je vais te chercher une nouvelle bouteille, celle là est vide. »

Je poussais une petite porte derrière le comptoir et me retrouvais devant le stock de bouteilles. Et puis mince, hein, personne ne me voyait ! Ca me démangeait tellement, ce pouvoir que je sentais en chaque instant au fond de moi... Une seconde de concentration et la bouteille se retrouva entre mes mains. Petit geste qui me laissait un goût amer de ne pas pouvoir utiliser plus mon don. Mais enfin, il fallait bien s'entretenir, même avec des actes aussi minces et insignifiants. Je servis sa deuxième boisson à la streap-teaseuse comme si de rien n'était.

« Et voilà ! »

J’avais juste besoin de me détendre après le boulot. Je n’avais pas besoin de plus. Boire était un moyen comme un autre de passer le temps et puisqu’en aucun cas, je ne pouvais mourir d’une cirrhose, d’un ulcère ou d’un cancer, je ne m’en privais pas.
Le verre devant moi, je le vidais d’un trait, sel et citron à l’appui, alors qu’elle me répondait. Je n’avais aucun mal à imaginer qu’elle comprenait très bien ce que j’entendais par là. Je ne répondais pas à sa remarque sur les donneurs de sang. Franchement, ça avait pas mal arrondi mes fins de mois et j’y avais gagné à l’époque quelques gardes du corps gratos. Se rincer le gosier était pour eux, une nécessité et moi, je ne disais pas non à un minimum de protection face à leur congénère. Les nouvelles lois avaient foutus ça en l’air, ce qui était plutôt dommage dans le fond. « Faut ce qu’il faut. » Je souris à sa mention de loyer, j’avais connu ça. « J’te ferai suivre les résultats, ce sera toujours ça qui pourra égayer des soirées aussi palpitantes que celle-ci. »

J’avais du mal à comprendre que les bars puissent galérer. Après tout, les gens n’avaient-ils pas besoin de faire les autruches face à ce qui était arrivé ? S’en remettaient-ils si vite ? « Je suis persuadée que ça reviendra. À la prochaine vague, vous verrez resurgir toute la clientèle. » Je hochais la tête concernant mon propre job. « Il y aura toujours du monde pour regarder des femmes se dénuder en rythme et leur vendre des rêves inaccessibles. Le fantasme fait vendre. »

Je lui fis signe que c’était ok tout en tapant des ongles en rythme sur le comptoir, du moins jusqu’à ce que je ressente un pouvoir émerger. Nous étions de véritable détecteur concernant nos semblables et il y avait un autre semi-démon ici. Une. Je ne savais pas au juste comment ça marchait mais dans un environnement comme celui-ci, il m’était facile de savoir qui en jouait. Esther.
Quand elle revint me servir mon verre, je ne dis rien et je souris. « Je te remercie Esther. » Dis-moi, tu n’aurais pas un couteau à me prêter ? Mais je ne dis rien. Je jetais un coup d’œil à ses collègues et j’attendis qu’ils regardent ailleurs avant de plonger mon regard dans celui de la serveuse. « Nous avons un petit quelque chose d’inattendu en commun. »
Je sortis mon briquet de mon sac et ramenais à moi un de ces bougies que les cafés semblaient résolu à mettre chaque soir sur les tables malgré les risques d’incendie et je l’allumais. Laissant volontairement ma main par dessus la flamme. Le tout en regardant toujours Esther dans les yeux. Je ressentais la douleur, c’était un fait. C’était dérangeant mais pas insurmontable, loin de là. J’éloignais la bougie, laissant flotter une légère odeur de chair brûlée avant de retourner ma main pour lui laisser voir que la brûlure se résorbait lentement d’elle-même.
Si le chaos s’était fait sentir quand elle avait usé de son pouvoir, j’ignorais bien lequel, il en était de même à l’instant précis. Ma guérison avait le même effet, elle pouvait ressentir le chaos, le mien. Pourquoi je faisais ça ? Parce qu’il est bon de connaître les siens même quand on se tient à l’écart de son propre monde. Je retournais ma main en vitesse quand ses collègues revinrent derrière le comptoir. Au cas où.

Nous parlions de tout et de rien, de travail, cette chose ennuyeuse que je m'étais obligée à faire pour pouvoir vivre par mes propres moyens. C'était énervant, des fois je me demandais vraiment pourquoi je m'emm*rdais à ça. Je haussais les épaules quand elle me dit que la clientèle reviendra :

« Oh oui, j'me fais pas de soucis pour ça. »

En utilisant mon pouvoir je ne pensais à rien en particulier, je le faisais souvent quand j'étais seule même ici au bar. Il ne fallait pas prendre de risques, bien sûr, mais la tentation, même d'un simple geste était trop grande. Quand je revins devant Amalia, je ne compris pas tout de suite. Non, parce que c'était vraiment la dernière chose à laquelle je m'attendais. Son sourire ne me mis pas la puce à l'oreille non plus, ni même sa façon plus polie de me remercier. Non, je commençais seulement à tilter quand en me regardant dans les yeux, elle m'annonça que nous avions quelque chose en commun. Un sourire s'étira alors sur mes lèvres, mais avant que je ne puisse parler, elle avait pris une bougie et son briquet et s'était mise le feu à la main. Le Chaos se fit sentir... Si alléchant... Il n'y avait pas de doute elle était comme moi. Mon sourire s'élargit encore. Eh bien ça, pour être une surprise, c'en était une, et une bonne ! Si je m'y étais attendue...
Quand elle revint vers moi, mon sourire était toujours là.

« En effet, nous avons quelque chose en commun... Allons dehors, on sera plus tranquille pour parler. »

Je préférais en effet que nous sortions. Prudence, qui pouvait tourner à la paranoïa mais pas pour le moment. Et puis, je tenais quand même à préserver cet emploi, me faire virer au bout de quelques mois... Ce n'était pas vraiment un bon début. Je devais composer avec la haine des hommes pour mes semblables. C'est ce que je faisais depuis ma tendre enfance.

Je me retournais vers une de mes collègues et lui lançais :

« Je sors deux secondes fumer une clope »

Elle acquiessa et je sortis du bar derrière Amalia. Tout en allumant une cigarette je me tournais vers la jeune femme :

« Régénératrice ? C'est cool ! »

En venant ici, je ne pensais pas vraiment tomber sur un de mes semblables. Une, en l’occurrence. Je m’étais tant tenue à l’écart que j’aurais bien été incapable de savoir combien nous étions et lesquels avaient rejoint les plus puissants. En toute franchise, j’avais peur de ce que je risquais de devenir en côtoyant de trop près les miens.

La conversation avait été banale, légèrement désinvolte. Comme toujours. Esther et moi parlions très souvent de tout et de rien. Nous n’avions jamais cherché à réellement entrer dans la vie l’un de l’autre. Moi-même, je n’avais fait aucune recherche parallèle, inutile et je me serais surtout sentie bien trop parano pour me sentir bien.
L’utilisation de son pouvoir m’avait fait comprendre qui elle était et je ne pouvais pas faire semblant de ne rien avoir ressenti. Impossible. Nous étions dans la même galère, entourées de gens qui voulaient notre peau bien que je me débrouillais très bien. Il n’empêchait que connaître mes siens pouvait s’avérer être un atout. Il fallait toujours mieux anticiper.

Je lui fis donc une petite démonstration non sans finir mon verre juste après quand elle comprit que nous étions plus proches que cette simple relation de clientèle. « Oui, ce serait mieux. » Je la payais et je sortis avec mes affaires, au cas où. Je n’allais pas laisser traîner quoi que ce soit sous prétexte que je comptais revenir.
J’attendis qu’on soit dehors avant de m’allumer une cigarette et de sourire à nouveau à son enthousiasme. « Ouais. Enfin, pas toujours super pratique si tu veux mon avis. » Je regardais ma main, presque guérie. « Je cherche depuis des un certain temps à le maîtriser mais rien à faire. C’est automatique, je me blesse, je me soigne. Et inutile de te dire que je suis imperméable ou presque à toutes les substances narcotiques existantes. » Et j’avais tout essayé ou presque, j’avais eu le temps de m’amuser à ça il y a un moment. Au moins, personne ne pouvait m’assommer chimiquement ou droguer mon verre. Je me rétablissais trop vite. Il faudrait des doses de cheval, mortelles pour la majorité des bonnes gens. « Et toi, que fais-tu de beau de tes petits doigts ? » Je parlais évidement de son pouvoir. Je l’avais senti mais pas vue à l’œuvre.

Maintenant, il allait falloir que je me fasse à l’idée que la petite serveuse que je connaissais depuis un moment soit une créature aussi dangereuse que moi. Je me demandais si nous étions tous attirés de la même manière par des travails qui suscitaient un tant soit peu de Chaos. Après tout, dans un bar, il ne devait pas manquer de problèmes sous jacents et Paul malgré son boulot bien rangé de mécano trouvait le moyen d’arrondir ses fins de mois. De mon côté, j’étais strip-teaseuse et je pourrissais allègrement la sécurité des réseaux et de l’internet, le tout, en ruinant la vie des gens pour mon amusement ou mon profit.

Cependant, je me posais une question, légitime, à quel point avait-elle glissé vers nos pires penchants ?

Je fumais tout en observant la jeune femme. Il allait falloir que je me fasse à l'idée qu'elle était une de mes semblables... et que je pouvais lui faire confiance. J'avais bien compris que certains d'entre nous rejetaient leur pouvoir, ils étaient bêtes, il ne ressentaient pas cette puissance, ce Chaos si délicieux en eux ? Mais Amalia ne devait pas être de ceux-là, sinon elle ne m'aurait pas fait une petite démonstration de son pouvoir. Régénératrice... A vrai dire ce n'était pas un pouvoir qui m'attirait particulièrement. Je m'en sortais très bien avec ma télékinésie. La régénération ne me semblait pas très utile à vrai dire, ca servait seulement à se défendre mais pas à se battre. Néanmoins je respectais mes « frères et soeurs » quels que soient leur pouvoir. Ce n'est pas nous qui le choisissont même si j'adore le mien.
Elle ne trouvait pas toujours son don très pratique, surtout qu'elle n'arrivait pas à le maitriser. Tiens, nous étions deux...

« Ca a quand même des aspects pratiques... Au moins tu es sûre que tu ne pourras rien te faire de grave en dansant. Mais du coup... Tu dois jouer la comédie à chaque fois non ? Ca, ça doit être énervant »

Je lui souris avant de répondre à sa question :

« Télékinésie. Je fais faire ce que je veux aux objets. Enfin tout ce que je veux... C'est super dur à contrôler. J'y arrive à peu près, mais il m'arrive encore de perdre le contrôle. » Je me tus quelques instants et regardais la fumée de ma clope former des spirales devant moi : « J'ai eu la chance de... rencontrer des gens... comme nous qui ont pu m'aider, mais il me reste pas mal de boulot avant de tout contrôler »

Depuis plus de dix ans que je connais l'existence de mon pouvoir, il est vrai que je n'ai jamais réussi à le contrôler entièrement. Heureusement que j'ai rencontré Paul quand je me suis installée au port, mais surtout Pandore bien avant, pendant la guerre. C'était elle mon mentor depuis le départ. Sinon la situation serait encore plus catastrophique. Je n'ose même pas l'imaginer... Et puis il y a le sang de vampire aussi... ma drogue. Ma chère et tendre drogue depuis mon adolescence. Si j'arrivais à m'en passer quelque peu aujourd'hui, on ne peut pas dire que je n'étais plus dépendante. Quand j'en prenais une grosse dose, j'éprouvais une sensation incroyable de puissance, de Chaos en moi... mais cette puissance était des plus incontrôlables, et même quand je ne me droguais pas je soupçonnais que le sang de nocturne ait des effets imprévisibles sur moi et mon pouvoir. Mais au fond cela n'avait pas d'importance. Seul compte les puissance démoniaques que je sers et qui bientôt envahiront cette terre. Bientôt...


« Je m'ennuie. J'ai envie d'utiliser mon pouvoir, disons... A plus grande envergure. »

Sans forcément accepter ma condition pleinement, je ne la rejetais pas. Ça n’était pas le Chaos, mon pouvoir qui me posait problème. Non. C’était cette lente glissade vers une autre version de moi-même. J’avais peur de me perdre en route. C’était aussi pour ça que je n’avais jamais dit oui ou non. J’étais entre deux eaux, incertaine, habitée par une sorte d’angoisse sourde.
Quoi qu’il en soit, ce pouvoir bien que pratique, ne se révélait pas vraiment... intéressant, il fallait le reconnaître. Et de plus, comme je l’avais dit à Esther, il s’avérait être immaîtrisable, à ma connaissance du moins. Je n’avais jamais pu ralentir ou accélérer la guérison. Ça se passait, c’est tout. Mon corps se protégeait tout seul, ainsi que mon esprit qui retrouvait sa clarté rapidement.

Je souris, un sourire en coin mi-blasé mi-amusé. « C’est très pratique. Je n’ai pas survécu par hasard. Mais tu as raison, je dois jouer la comédie. En permanence. Je dois mimer les pieds douloureux, imaginer les petites douleurs du quotidien, tenter de comprendre à quel point on peut avoir mal. Je ne ressens pas la douleur de la même manière. Elle est bien plus atténuée chez moi. » Ce qui ne m’empêchait pas de souffrir, mais il en fallait deux fois plus que les plus résistants pour me faire mal. « Donc oui... c’est énervant. Plus que ça à dire vrai. C’est frustrant. »
Ne pas pouvoir être soi-même parce que le monde vous hait est une chose particulière. Aussi sûrement que le Chaos, ça me rendait la tâche plus difficile. L’Humanité me faisait pitié sous certains angles alors que je l’enviais pour d’autres. Cela faisait-il partie de moi ? Ou de ma nature ? Voire des deux ? Je n’en savais rien.

Je fixais ma cigarette en l’écoutant parler des autres. Ainsi les avait-elle croisés aussi ? « Je ne connais que peu des nôtres. J’avoue ne pas être... totalement à l’aise quand Il m’entoure. » Je parlais du Chaos évidement. Ce qui n’avait rien d’un mensonge. Je craignais cette sensation tout comme elle me manquait. « Et pourtant, Il me manque. » Paradoxal.
Je ne savais pas si elle comprendrait où je voulais en venir mais je l’espérais en tout cas. Il était rare que je puisse parler ainsi de notre nature. C’était... impossible avec Paul. Il ne comprenait pas, son pouvoir était trop matériel alors que le mien était enfouit, invisible, perfide même parfois. Ce pouvoir était... défensif. En ça, peut-être ne comprendrait-elle pas non plus.

Je ne fus pas surprise par sa déclaration mais je fus surprise par ce qui sortit de ma propre bouche. « Je regrette ces dernières années. Elles me manquent. » Pour moi, il n’était pas question de grande échelle, il était question de maîtrise, de compréhension, d’acceptation aussi. Ce pouvoir pouvait-il être utilisé autrement ? Des questions pour lesquels je n’avais aucune réponse et aucun autre semi-démon que j’avais rencontré ne le possédait.

Autant dire que j'aimais mon pouvoir, sinon que je n'imaginais pas pouvoir vivre sans lui. Avant que je découvre son existence j'étais une pauvre petite orpheline seule, perdue dans un monde qui me dépassait. Maintenant mon don était plus que ma raison de vivre, il était moi, mon tout. Il était ce qui me reliait au Chaos, aux autres semis-démons, mes frères et soeurs. Quelle que soit la nature de mon pouvoir, ce serait pareil, du moins je le pense. Mais je ne me vois pas avec un pouvoir autre que la télékinésie. Je ne veux pas juger mais... La régénération ne me parait pas comme un don très utile, dans le sens où il ne permet pas de se battre, de tuer. Et avec ce que me dit Amalia, je l'envie encore moins.

"Tu trouve que c'est frustrant de ne pas vraiment ressentir la douleur ? Tu rates rien, j'te jure..."

Elle connaissait peu des nôtres et m'avoua ne pas être à l'aise quand "il" l'entourait. Il ? Le Chaos bien sûr. Mais si elle ne l'appréciait pas, pourquoi alors m'avait t-elle dévoilé sa nature ? Je n'eus pas le temps qu'elle ajoutait quelque chose. Il lui manquait aussi. Normal. Le Chaos était notre nature, on ne pouvait pas le nier. L'Humanité ne comprendrait jamais, comme elle n'avait jamais compris rien à rien. Les hommes sont des êtres faibles, créés pour être réduits en esclavage face aux forces démoniaques. A mes yeux ils ne sont rien. Etait-ce le cas de la jeune femme ? Elle m'avait l'air encore hésitante face au Chaos, d'ailleurs peut être était-ce pour cette raison que je ne l'avais pas vue à la "réunion" pour recruter nos semblables dans le groupe. Ce même jour où Pandore avait perdu le contrôle de ses marionettes...

"Je ne serais rien sans Lui. On peut dire que... C'est lui qui m'a toujours poussé en avant quand j'étais au bord."

J'allais pas non plus lui déballer ma vie d'un seul coup. Pas que je ne lui raconterais jamais mon histoire, non, elle était comme moi donc je pouvais lui faire confiance. Mais je ne lui parlerais de tout que lorsque le besoin s'en ferait vraiment sentir.

"Toi aussi ? Tu t'es battue ?"

Question bête. Sûrement qu'elle s'était battue. Pas aux côtés des vampires, je suppose. Mais peu importe le camp. Nous sommes tous les fils de l'enfer et il n'est plus temps de nous diviser.

Je devais ma vie à mon pouvoir et je n’en aurai pas voulu un autre même s’il était vicieux dans son fonctionnement. Je ne pouvais le maîtriser, il était instinctif. Peut-être me trompais-je mais jusqu’à maintenant, il ne m’avait en rien prouvé que je pouvoir le contrôler. J’étais blessée, mon corps se soignait. Mon organisme était attaqué, il se défendait. Je n’avais jamais réellement essayé mais je me soupçonnais pouvoir rester éveillée bien plus longtemps que la moyenne.
Alors oui, je trouvais ça frustrant. « Ce n’est pas un problème de ressentir la douleur... Je ne peux pas être moi-même. Je dois jouer un rôle en permanence pour passer pour une personne normale. Hors, je pourrais me planter un couteau dans la main qu’on en verrait plus la trace d’ici une pauvre demi-heure. Regarde la brûlure. » Je la lui montrais mais il n’y avait déjà plus grand chose à voir. Juste une peau légèrement sèche, un peu abîmée.

Alors oui, je craignais ma nature mais je ne pouvais pas nier que la sensation qui m’entourait quand le Chaos était présent ne me plaisait pas. Au contraire. J’avais l’impression de ne plus être rejetée, de ne plus être seule. Parfois, j’avais eu l’intime conviction d’être toute puissante, que rien ne pouvait me tuer. Particulièrement quand les blessures avait été grave. La seule évolution que j’avais vu en mon pouvoir, c’est qu’il était plus rapide à agir.
« Je suis dans le même cas. Il m’a poussé à agir, à réagir, à m’occuper de moi et de moi seule. » Je ne m’étais jamais sentie faible ou réellement impuissante et ce, malgré la nature de mon pouvoir.

Je hochais la tête et baissais la voix, au cas où. « Oui, par besoin, pas par choix. Je craignais ma nature. J’ai tué quand il le fallait, pour défendre ma vie, pour défendre certains d’entre nous bien qu’ils n’en savent rien. Je ne compte plus les coups de couteaux, les morsures ou les balles que j’ai prises. Mon corps n’a eu d’autre choix que de se plier à mon pouvoir. Il a grandi à l’époque, grâce à Lui mais aussi par nécessité. Nécessité... je crois qu’on peut dire que c’est pour ça que j’ai agi. Mais j’avais bien trop peur de moi, de ce que je ressentais. Il m’arrive encore de craindre ce que je suis. »
C’était on ne peut plus vrai. Et pourtant... « Et pourtant... je les méprise... de plus en plus. Persuadés qu’ils sont... d’être dans leur droit de nous traquer, de nous enfermer ou de nous assassiner. » De ce côté, oui, la pilule avait du mal à passer.

« Et toi ? Qu’est-ce qui t’a poussé à agir ? » L’occasion était trop belle de comprendre si oui ou non, mes sentiments étaient justifiés. Avais-je raison de me craindre moi-même, de mépriser les autres espèces et de m’en méfier à ce point ? Mais surtout, avais-je eu raison de rester seule ? Éloignée des autres ? Je voulais des réponses sans oser poser les bonnes questions.

Je ne hais pas l'humanité pour le plaisir d'hair. Elle m'a rejeté. Les hommes ont une peur vicérale de tous ceux qui ne sont pas comme eux, et ils cachent cette peur sous de grands discours censés montrer qu'ils sont toujours en haut de la chaine alimentaire que rien ne les menace. Car c'est bien cela, oui, les hommes se sont trop longtemps crus seuls sur cette terre, seuls à pouvoir monopoliser le pouvoir et à vivre sans danger majeur. Soudain ils se rendent compte qu'il existe plus puissant. Ils nous haissent car ils ont peur de ce que nous pouvons leur faire. De ce que nous sommes. Certains semis-démons vivent une existence humaine. Ils ne haissent pas l'humanité. C'est peut être parce qu'ils ne l'ont jamais approché de trop près, la nature humaine. Moi si. Quand ils ont découvert de quoi j'étais capable, ils ont eu peur. Ils ont voulu se débarasser de moi. Ils m'ont hait. Et la haine n'engendre que la haine. Je pense que nous vivons tous avec ce même poids qu'évoque Amalia, mais c'est sûrement encore plus dur pour elle. Le poids du pouvoir. Vivre caché parmi les hommes, devoir se fondre dans un système qui vous a déclaré ennemi public numéro un. Faire semblant, chaque jour, de ne pas ressentir tout ce que nous ressentons. Se travestir en attendant de pouvoir arriver à nos fins. D'enfin montrer notre vrai visage à la lumière, aux hommes et les voir trembler alors qu'ils comprendront qu'ils n'avaient aucune chance. La danseuse me montra l'état de sa blessure. Impressionant, tout de même

"C'est la même chose pour moi. Vivre cachée, faire semblant d'être comme... Eux. Mais pour toi ça à l'air encore plus dur avec ton pouvoir. Alors je vais pas trop me plaindre."

Petit sourire alors que la conversation embrayait sur le Chaos. Et les autres. Amalia avait l'air entre deux. Peur et attirance. De mon côté la question ne s'était même pas posée. Vu la situation dans laquelle je me trouvais lorsque Maryana avait provoqué son bain de sang à Edimbourg, je ne pouvais qu'être attirée par elle. J'avais fini par trouver une famille. Mais pas une famille humaine. Des êtres comme moi. J'avais enfin réussi à briser ma prison de verre de solitude.

"Dès qu'ils ont compris que je n'étais pas comme eux, ils m'ont rejeté, ils m'ont fait souffrir. Ils ont peur de ceux qui sont différents. Alors ils veulent nous exterminer"

Nous évoquâmes ensuite la guerre. La guerre. Quelle époque...fabuleuse. Oui, fabuleuse. Je n'ai jamais prétendu être un enfant de coeur. J'écoutais Amalia parler de son expérience. Elle s'était battue seul, par nécessité, pour protéger sa vie et celle de ses semblables. Paul aussi s'était battu seul, mais lui c'était par orgeuil et pour sa seule soif de Chaos. Moi non, je n'étais pas restée dans mon coin. La solitude a toujours été mon fléau et justement cette guerre m'a donné le moyen de m'en débarasser. Notre union fera notre force, la complémentarité de nos pouvoirs notre atout principal. Ensuite nous nous diviseront. Mais pas avant d'avoir asservi les hommes. Cela nous ne pouvons le faire qu'ensemble.

Je baissais la voix comme elle venait de le faire :

"Moi... La question ne s'est pas vraiment posée. J'ai pas réfléchi avant de me jeter dans un camp. J'avais que quinze ans, à l'époque, et je vivais seule en squattant des appart´ vides. Alors quand j'ai pu rejoindre des semblables, j'ai sauté sur l'occasion. Je ne voulais plus être seule et clandestine. On s'est battu avec les vampires. Mais c'est pas l'important. J'ai compris que... Que tu peux pas nier c'que t'es alors il faut en faire ta force. Les années sanglantes m'ont permi d'accroitre mon pouvoir, et surtout de mettre un peu d'sens dans ma vie. Je sais pas ce que je serais aujourd'hui si je ne m'étais pas battue, si je ne m'étais pas liée avec d'autres comme nous. J'serais probablement encore seule à entrer par effraction chez les gens pour vivre..."

C'est fou comme je pouvais me confier facilement à d'autres rejetons des enfers. Des fois ça me fait peur. Un jour, peut être, cela causera ma perte.

Je ne prétendais pas avoir plus de difficulté que les autres pour passer inaperçu mais cela restait quand même très compliqué. Singer en permanence des douleurs inexistantes n’était pas des plus aisés. J’aurais pu prétendre à une de ces déficiences des nerfs mais je ne pouvais justifier cette guérison accélérée. Je pouvais seulement y prétendre lorsque j’avais du sang de vampire à portée de main mais dans ces moments-là et seulement dans ceux-là.
Il n’y avait aucune parade, aucun moyen de ralentir la guérison. Ou alors... je ne l’avais pas. C’aurait été allé à l’encontre de ma nature. Au contraire, mon pouvoir allait en grandissant avec le temps et les plaies. Plus rapide et donc plus voyant. Je n’étais jamais malade, le mal de crâne était une chose qui m’était inconnue sauf lorsque je m’étais retrouvée face à des prières. Chaque jour, il me devient plus dur de mentir.
Je soupirais. « Peut-être pas plus dur... mais différent. Il devient compliqué de justifier, de faire semblant. Je dois prétendre être malade de temps en temps et pourtant, j’ai une santé d’acier. »

Le rejet, je le comprenais. La femme qui m’avait mis au monde avait bien tenté de me tuer. Étrangement, je ne lui en tenais même pas rigueur. Pas parce qu’elle était folle mais parce qu’avec le temps, j’avais jugé sa réaction naturelle. Qui voulait mettre au monde un rejeton du Chaos ? Aucune femme je supposais. « Je vois parfaitement de quoi tu parles. Ma mère a essayé de me tuer et quand je me suis relevée comme une fleur, mes grands-parents m’ont craint. Jusqu’à ce que je parte. » De ça, il m’arrivait encore de souffrir. Je les aimais profondément. Ma seule famille. J’ignorais s’ils étaient en vie, tout comme Tifaine d’ailleurs... Je ne voulais pas savoir. Fut un temps, j’avais même nourri l’espoir imbécile de rencontrer mon père. C’était tellement idiot.

Ce que me raconta Esther ne me poussa pas à apprécier l’humanité d’avantage. Je me rallumais une cigarette. Le cancer n’était pas pour moi. Cela dit, elle avait raison sur un point. Je ne pouvais pas nier qui j’étais, ce que j’étais. « Peut-être me faudrait-il rencontrer quelques uns des nôtres un jour... Je n’en connais que très peu, au final. » À part Paul, avec qui nous avions une relation franchement particulière, je n’avais jamais tout à fait parlé avec les nôtres.
Mais pour l’heure, je préférais ne pas trop y penser. Comment les nôtres m’accueilleraient-ils ? Après tout, mon pouvoir leur était inutile. Aussi, je choisis d’y revenir. « Le mien est difficile à faire évoluer et je ne compte pas me mutiler pour le faire croître... je n’ai pas honte de l’avouer. » Je me voyais mal me mutiler pour le plaisir de rendre ma guérison plus rapide et plus efficace. À quoi ça me servirait ? De plus, ça risquait de me rendre bien moins sensible à la douleur, de quoi compliqué un peu plus mon quotidien social.

Je savais bien que me lier trop avec d'autres ne pourrait me mener qu'à ma perte, mais que voulez-vous, certaines fois c'est plus fort que moi. Quand je rencontre mes semblables, comparer nos expériences m'est bénéfique, cela m'aide et me donne toujours un peu plus confiance. Une vraie confiance, pas cette sensation de pouvoir Chaotique qui m'étreint après une consomation de drogue. Si je voulais avancer sur ma voie, sur le contrôle de mon don et son augmentation en puissance, il me fallait l'aide d'autres, avoir des alliés ne serait jamais inutile. Pandore m'avait beaucoup aidé, elle m'avait permise de me remettre sur pied mais un jour je devrais me passer d'elle. Comme je devrais me passer de Paul. Quand on y réfléchit, beaucoup de choses peuvent me mener à ma perte. Mon attachement inexpliqué à Paul ou encore ma drogue. Oh bien sûr je pouvais continuer à voir l'un et à consommer l'autre, mais il fallait que je veille à garder un équilibre. La disparition de mon père m'avait déjà assez brisée ainsi. J'avais 22 ans, il était temps que j'arrive à vivre par moi même et pour moi même. Pour peut être un jour me retrouver moi aussi à la place de mes sombres Maîtres. Mais chaque chose en son temps, Esther.

Comme chacun d'entre nous, Amalia n'avait pas l'air d'avoir un passé très rose. Elle évoqua une mère qui avait tenté de mettre fin à ses jours et des grands parents qui l'ont craint jusqu'à ce qu'elle dégage. Et oui, ma belle, c'est comme ça. Nous sommes des semis-démons et nous leur inspirons la peur. Mais ils sont bêtes. Peut être que s'ils ne nous montraient pas autant de haine, peut être serions nous plus cléments avec eux. Certains d'entre nous ont reçu de l'amour de la part d'humains et aujourd'hui ils essayent de rejeter leur nature. Rejeter notre nature ? Ce serait vraiment la dernière chose à faire. Nous avons un don. Nous sommes supérieurs. Nous ne sommes pas humains. Nous pouvons les dominer, les asservir. Nous pouvons être tout-puissants. Je voulais ma vengence, oui, je voulais ma vengence sur ces êtres qui m'avaient rejetés parce que je n'étais pas comme eux au lui de faire de moi leur alliée. Je hais ces deux hommes qui ont pourri mon sang avec leur drogue et qui ont violé ma virginité alors que je n'étais pas même adulte. Ils croient que tout leur est dû. Ils se trompent. Même pas capables de rester unis.

« Ma mère m'a abandonné dès que je suis née. Je me demande comment je réagirais si... Si je me retrouvais face à elle. Mais ça n'arrivera jamais, je ne sais même pas à quoi elle ressemble. Peut être même qu'elle est morte, d'ailleurs. Ma seule famille ce sont les autres semi-démons. »

Nous évoquâmes ensuite les nôtres. Personnellement je ne connaissais que ceux du groupe et Paul, ainsi que désormais Amalia. Pandore était mon mentor et Paul un grand orgueilleux immature qui s'était donné pour mission de veiller sur moi. Décidément...

« Peut être que certains pourront t'aider avec ton pouvoir. Moi, si j'étais restée seule dans mon coin, je provoquerais encore des catastrophes à tout les coins de rues...Nos pouvoirs sont complémentaires. Unis, nous sommes encore plus forts. »

Elle revint ensuite sur son pouvoir. C'est sûr que je ne voyais pas trop comment contrôler ce genre de truc. Elle ne comptais pas se mutiler et je la comprenais entièrement.

« Je te comprends. Moi non plus je le ferais pas, si j'étais à ta place. Il existe peut être un autre moyen de le faire évoluer... Mais je peux pas t'aider sur ce plan là, tu es l'un des premières régénératrices que je rencontre. »

Parler de mon ressenti, de mon pouvoir, des nôtres... c’était plaisant. Quant à parler de la femme qui m’avait mis au monde, ça n’avait rien de douloureux. Elle n’était rien à mes yeux, inexistante. Au mieux, elle devenait un alibi du tonnerre. Sa parole ne valait pas un clou et ce n’était pas moi qui déboursais pour la garder internée... Aussi, ce qu’elle pouvait devenir me passait totalement par dessus la tête. Je ne me déplacerais même pas si elle clamsait dans la seconde. Elle m’avait juste mis au monde, je ne lui devais rien de plus. Les pendules avaient été remises à l’heure quand elle avait tenté de me fracasser le crâne avec un téléphone et que je l’avais laissé vivre. Pourtant, j’aurai pu la tuer, ma rage avait été telle que ça ne m’aurait pas du tout dérangé.
La mère d’Esther, elle, l’avait abandonnée. J’aurais préféré. Personne n’est mieux loti que les autres mais j’aurais été bien plus coriace si les choses s’étaient passée ainsi. Certains jours, je me sentais faibles, insuffisamment décidée à frapper fort, à enfoncer plus encore ces braves gens en manipulant leur vie par le biais de mes talents informatiques. « Peut-être aurais-je préféré. » Je n’attendais pas de réponse à cette simple phrase. Enoncée plus pour moi que pour elle.

« L’idée de rencontrer plus des nôtres est tentante... Je ne sais juste pas comment je réagirai. C’est un fait. J’ai évité cette situation pendant longtemps, incertaine de ce que je voulais. » Et je n’en étais pas plus sûre aujourd’hui. Cela dit, l’hésitation était bien plus importante qu’avant. La tentation devenait plus grande à mesure que le temps passait. « Quant à ce que je suis capable de faire... ça n’a pas l’air de courir les rues. C’est difficile de se rendre compte de ce dont on est capable sans avoir été blessé assez gravement pour que ça se manifeste. Il en reste peut-être des nôtres qui ignorent qui ils sont. Si ma mère n’avait pas tenté de me fracasser le crâne, je n’en saurai probablement rien, ou je ne l’aurai su que très tard je suppose. »

Je me rallumais une cigarette en regardant au loin, dans le vide, sans rien voir. « On verra où la vie me mène. » Je souriais pour moi-même, je me foutais des lendemains. « Dis-moi, il serait pas temps qu’on se rentre ? Un de tes collègues va finir par se pointer. Ce serait malheureux de devoir le faire taire s’il entendait des choses qu’il ne devrait pas. » Nous ne parlions pas fort, heureusement. Ça nous préservait des oreilles indiscrètes mais pas au point d’être en totale sécurité. De plus, j’avais soif et je comptais bien boire jusqu’à plus soif. Et pourquoi pas tenter la biture du siècle, ça faisait un sacré bail que j’avais pas bu suffisamment que pour ressentir les effets de l’alcool comme une créature à biologie standard. « J’vais te faire faire ton beurre ce soir... et pourquoi pas piller les portefeuilles de ces messieurs dans un concours de boisson effréné. » Je les enterrai tous et je pouvais mimer l’ivresse comme personne. Ce serait peut-être bien très lucratif.

Jamais je n'avais quitté l'écosse, et sûrement jamais je ne la quitterait. Qu'y avait-il de mieux ailleurs ? Rien. Les humains sont les mêmes partout, verrues qui pullulent à la surface de la terre, tandis que suceurs et poilus s'entretuent dans leur coin. Et nous, nous attendons, dans l'ombre, de pouvoir asservir tout ce beau petit monde... Autant commencer par l'écosse. Les semis démons les plus puissants s'y trouvaient, Pandore, Maryana, qui a elle seule avait réussi à appeler à elle les plus grands démons des enfers, comme mon père. Ma sale vie de chien avait débuté ici, ma pourriture de mère m'avait abandonné ici et c'est aussi ici que j'avais laissé mon pouvoir déferler. Bien sûr, j'avais déserté Edimbourg, où j'avais grandi, où j'avais été droguée, violée, tenue captive, mais je ne quittais pas l'écosse. Je n'avais à avoir peur de rien. Si je croisais John, je me ferais un plaisir de le torturer, de l'entendre hurler et me supplier à genoux, sa chair tomber en lambeaux à mes pieds... Avant de l'achever. Quant à ma mère, je n'aurais aucun scrupule à mettre fin à sa misérable vie, elle pourrait m'en remercier, d'ailleurs, mais je n'y prendrais aucun plaisir particulier et je n'irais pas la chercher pour ça. Ma mère, elle n'existait même pas à mes yeux. Elle ne méritait même pas que je m'occupe de son sort.

La strip-teaseuse me confia qu'elle ne savait pas trop comment elle réagirait si elle rencontrait les nôtres. Moi, ma solitude m'a toujours pesé, et mes frères et sœurs étaient les seuls avec qui je me sente à l'aise. Les seuls qui ne me donnent pas envie de mettre fin à leurs jours.

« Tu dois bien en connaître quelques uns... Ca aide à ne pas être seul. On ne peut jamais être nous même en société, au moins pouvons nous nous le permettre entre nous. »

Bah oui, même si je n'aimais pas me cacher, quand on est l'ennemi public numéro 1, on essaye tout de même de se faire discret. Simple instinct de survie. En attendant le jour où la vermine tremblera enfin à notre simple vue... Je restais pensive quand mon amie évoqua ses capacités. Au moins, elle pouvait se battre en première ligne sans risquer trop gros. C'est déjà ça de pris.

« Oh, ouais, on ferait mieux... J'ai pas encore envie de me faire virer parce que j'ai buté un collègue et que je suis ennemi public numéro 1... »

Un petit rictus malsain tordi mes lèvres quand elle évoqua la possibilité de plumer les clients dans un concours de verres. Toujours divertissants de les regarder, accoudée au comptoir, empochant l'argent... Il fallait bien que je me trouve quelques distractions.

« Il n'y a pas foule, mais tu les connais, ils sauteront tous sur l'occasion de prouver leur valeur d'ivrogne... Allons-y, tu as raison. »

Je rentrais dans le bar et retournais me planquer derrière le comptoir. Je saisi un plateau.

« Toujours pareil, tequila sel-citron pour toi ? »