Je boîte légèrement. Ma démarche attire parfois le regard, dans ces rues pleines de monde, mais surtout cela me rappelle une fois de plus que je vieillis. Oh, vue ma démarche, on ne saurait dire qu'à peine quelques jours plus tôt, j'avais pris une balle dans la jambe. Le V fait bien des merveilles. Le V et d'autres substances. J'avais pu retomber à proximité de St Edwards sur de vieilles doses de la drogue de combat que me faisait jadis ingurgiter Krystel. De son sang, avec d'autres éléments étrangers, fruits de ses équipes de l'époque. J'en avais claqué une, bu son contenu. Et j'étais parti dans un trip fièvreux toute la nuit, alors que ma jambe se soignait d'elle même. Ca avait été extrêmement douloureux, et j'avais revu dans des flashs tout ce que j'avais fait dans ma vie. Et ma foi, ce n'était pas glorieux. Grandiloquent, cela ressemblait à une mise en abîme particulièrement profonde. Comment avais-je pu vivre une existence pareille ? La folie en poursuivant Jana. Ces bagarres à poings nus contre les vampires, toutes ces fois où je ramassais mes dents, où je pissais le sang dans les caniveaux, à la lumière des lampes à sodium de la ville. Cette fois où je m'étais perdu, torturant le forcené qui me l'avait enlevée... Et mon irruption, dans cette église polonaise, couvert de sang de la tête aux pieds. Le début de ma croisade. Ah. Je m'en marrais encore. Du grand n'importe quoi. J'avais été un terroriste New Age, chasseur de vampires. Avec Andréa. Pire que du n'importe quoi, là. Nos tueries étaient efficaces mais désespérement mal organisées. Ca ressemblait à des carnages dénués de sens, et à chaque fois on manquait de claquer. Surtout cette fois où nous avions dû combattre un vampire au corps à corps et rendus fous par le V... Je vous laisse imaginer. Saloperie de période. Ca avait été dur. Surtout quand j'avais appris qu'Hannah était tombée entre les griffes du prince vampire. Là, les choses étaient parties en cacahuète et j'étais vite devenu l'ennemi public numéro 1 en ouvrant le feu en plein meeting, sur la Reine des vampires. Ce qu'il s'était passé ensuite... Les tortures, tant physiques que psychiques, les privations... Elle m'avait démoli. Dès que je hissais des barrières, elle les pulvérisait. Elle m'avait définitivement séparé de Jana, qui m'avait abandonné. Elle m'avait pris Andréa. Elle avait tué tous mes camarades. Elle m'avait fait renaître, pour le meilleur et pour le pire. De terroriste et de fugitif, j'étais passé à agent de ses équipes, puis à responsable de ses services de sécurité.


Combien de gens avais-je tué, en son nom ?


C'était le bordel. Et aujourd'hui... Tout ça pour ça. J'avais trucidé à tour de bras et causé directement ou indirectement la mort de milliers de personnes. Que se serait-il passé si j'avais laissé Jana tranquille ? Elle n'aurait pas subi tout ça. Si j'avais pu libérer Hannah ? Elle n'aurait pas mis toutes ces années à fuir le pays. Si je n'avais pas dit à Krystel où trouver les Loups-Garous, décidant des Années Sanglantes en faisant mon « devoir » ? Cora serait encore en vie. Elle ne serait pas la seule. Cora. La pute de Nikos, la seule personne qui m'aima pour ce que j'étais, pendant toutes ces années. Elle savait que j'étais un tueur, un sociopathe, un type sans foi ni loi. Et elle m'aimait quand même.


Elle avait fini comme tous les autres. Une balle dans le cœur, son sang partout sur mon corps et une intervention musclée de la PES qui avait tourné au grand carnage quand les semi-démons s'en étaient mêlés. Cora avait essayé de me bouffer, ramenée dans une parodie de vie par le Chaos. Elle aussi, avait fait les frais de ma proximité.


Bref. Tout ça pour dire que je boitais. Pas à cause des blessures reçues. Même ici, même maintenant, je bénéficiais de l'appui de Krystel. Je boitais parce que j'avais pris cher, deux jours plus tôt, dans un combat sans merci. Le type avait bien vu que j'avais pris un choc sur le genou et m'avait tapé dessus sans vergogne. Je l'avais eu mauvaise, mais mon lien avec la vampire me permettait de déjà me sentir mieux, de déjà me « réparer ». Je rentre dans l'épicerie et en ressort. La caissière siffle en me disant « eh ben, vous allez boire tout ça ? » je lui réponds que c'est que pour dépanner, que d'habitude j'en achète par palettes, c'est plus économique. En sortant, j'ai une drôle d'impression. Mais je m'enfonce encore dans mes pensées, en m'éloignant dans la rue.


L'impression ne me lâche pas. Je fronce les sourcils. Je ne sais pas toujours pourquoi, si c'est dû à ma très longue expérience du meurtre et de la clandestinité, ou si c'est grâce aux pouvoirs que me donne Krystel. Mais je sens des choses.


Je suis pris en chasse.


Je m'avance et m'éloigne, sans rien modifier à ma conduite ni à ma démarche. Encore la PES ? S'ils remettent ça, c'est certainement pas pour encore foirer leur arrestation. Quand je repensais à la tentative d'arrestation de la dernière fois, je m'en pissais encore dessus. S'ils revenaient, c'était pour se débarrasser définitivement du problème qui hantait les nuits de leur directrice. Je prends une rue secondaire et me retourne. Oui oui, c'est ça mon plan brillant. Attendre dans une rue déserte. Je pose mon paquet de bouteilles par terre, à mes pieds. J'ouvre ma veste et me facilite l'accès au flingue dont je ne me sépare plus. Et j'attends. Ceux qui me suivent arriveront bientôt.

Je suis là, et j'attends. Qui viendra ?


Imaginez ma tête si c'est toute une équipe d'intervention de la Brigade PES. Des types en armures, bardés d'armes jusqu'aux dents. En tenues sombres. J'avais jadis bâti mes propres troupes de choc sur le même type de modèle. Sauf que les miens étaient de sacrés tueurs. Avant la guerre, c'était de la graine de terroristes, tout ça. Militants de tous bords, ancien flics, anciens militaires, accros au V, adeptes de la théorie du complot. Séduits par Krystel et Augustus, séduits par un nouveau monde de nuit qui s'offrait à eux. Séduits par le visage public de tout ceci, Morgane. Séduits par la promesse d'une lutte à mort, que je leur avais faite en les recrutant. Les entraîner avait pris longtemps, les former psychologiquement aussi. Il avait fallu les armer, les équiper. Des centaines d'hommes qui étaient un jour passé par l'écusson des Fantômes, il n'en restait plus beaucoup en vie, aujourd'hui. Beaucoup étaient en prison pour crimes de guerre, plus encore étaient morts pendant les Années Sanglantes, ou après. D'autres avaient disparu. Comme je l'avais fait, plusieurs fois, dans mon existence.


Je me demandais vraiment si les flics allaient essayer de remettre le couvert. Ces connards n'apprendront décidément jamais.


L'armée ? Ca se tiendrait plus. Encore que se poserait la question de ce qu'ils voudraient me faire, et de comment ils m'avaient retrouvé.


Non, il était plus probable qu'il s'agisse de mes meilleurs ennemis. Ni les lycanthropes, ni les semi-démons. Je parlais bien des vampires. Ce n'était pas Erin ; je ne l'aurais perçue qu'au dernier moment. Si pendant quinze ans j'avais fait de la discrétion ma spécialité, avait joué ma vie des milliers de fois là dessus plus que mes compétences propres de meurtrier, Erin faisait ça instinctivement. C'était dans ses gênes, dans ses tripes. Même si elle le voulait vraiment, elle ne serait pas capable d'être véritablement bruyante. Ce n'était tout simplement pas comme ça qu'elle existait. Alors, je voyais plutôt des vampires chargés de me retrouver et de me conduire devant la Reine. Depuis le temps que ça me pendait au nez.


C'est alors qu'une silhouette rentra dans le halo de lumière projeté par le lampadaire. Je me figeais. Ne respirais plus du tout. Les yeux écarquillés. Mon cœur était serré si fort qu'il en était douloureux. Et lentement, ma bouche s'entrouvre et je ris. Je pars d'un rire tonitruant, si fort que je m'en tiens les tripes, ferme les yeux qui déjà baignent de larmes et je me laisse m'adosser contre un des containers à poubelles derrière moi, pointant du doigt la silhouette.


Même maintenant, le destin prenait un malin plaisir à me torturer. Je finis par me calmer mais, haletant, j'avais du mal à articuler.


| Ah ah... Ah... Putain de bordel de merde, faut pas me faire des coups comme ça, petite sœur. C'est toi ? C'est vraiment toi? |


Je me relève et me calme en posant ces questions. Incrédule. Parfois en buvant trop, je voyais des choses qui n'étaient pas réelles. Et comme je n'étais plus sobre depuis des mois...

Je n'en peux plus. C'est tellement risible. N'importe quoi. Ma famille était morte depuis longtemps. Enfin, pas au sens littéral, mais les ponts n'avaient pas été seulement coupés, ils avaient été minés et explosés ! Hannah, je n'avais pas pu la sauver, et quand ce fut mon tour d'avoir besoin d'elle, elle fut tout autant incapable que moi de m'aider. Il n'en fallait pas plus pour que j'imagine que c'était déjà bien trop la merde avec tous les autres. Honnêtement, je ne savais même pas si mes parents étaient encore en vie. Le fils qu'ils avaient aimé était mort depuis longtemps et j'espérais quelque part, qu'ils soient effectivement déjà dans l'autre monde. Ils n'auraient jamais compris ce qu'on aurait pu faire pour survivre, ce que j'avais pu faire par amour, par loyauté, mais aussi par mal absolu. J'avais ça en moi depuis longtemps. Parfois, je me disais que c'était ma nature, à d'autres moments je ne pensais pas qu'il y avait des choses dans mon existence qui m'avaient conduit jusqu'ici. La jeune femme que j'ia sous les yeux ressemble à ma jeune sœur. Je me demande si c'est encore la folie. Je n'en savais rien de plus. Ça pouvait être un tour de mon esprit de plus. Ou non. Je n'en savais rien, putain de merde.


| Si c'est vraiment toi, ton frère est bien mort, oui. A plusieurs reprises en fait. C'est destabilisant au début mais après on s'y habitue. |


J'allais lui lâcher « quoi, t'es pas contente », avec force ironie, mais je me rendais bien compte que ce serait puéril et stupide. S'il s'agissait d'une apparition, je serais baisé. S'il s'agissait bien de ma sœur, alors ça ne lui ferait pas que du bien. Encore que le bien de ma famille... Comme eux s'étaient fiché du mien depuis bien longtemps. On n'avait plus ça depuis longtemps, la fibre familiale, même si j'en étais le principal fautif. C'était moi qui m'était barré sans un mot, le soir où Jana avait été enlevée. J'avais tout pris. Papiers, argent, voiture, même mon vieux Tokarev. Et j'étais parti en croisade. Cela faisait bientôt dix ans. Dix ans de ma vie. J'avais l'impression que c'était là tout ce que j'avais vécu. La guerre, la mort, la destruction. Comme si les dix années d'avant n'avaient été qu'une parenthèse, avec Jana. La guerre aussi. La famille. Et la voilà qui s'approche. Je me crispe, réticent. Je me laisse toucher, quand elle m'effleure le visage, la barbe, comme pour me reconnaître. Putain, elle est comme elle. Bien réelle. Elle sent comme elle. Mais il y a quelque chose chez elle qui me dérange. Quoi ? Je n'en sais rien du tout. Comme une alarme, quelque chose dans ma tête. Je la laisse faire. Elle pleure, sans sangloter.


Et là je me sens con. Mon cœur se serre et mes tripes se nouent. Putain, c'est vraiment Lyra, quoi.


Elle se rapproche encore et m'enlace, me serre fort, dans une étreinte qui était vraiment redoutable. Pourtant, je ne sens qu'elle contre moi et en pleurant et me serrant, elle me dit à quel point je lui ai manqué. Je me surprends à la serrer à mon tour, passant une main derrière sa tête. Je souffle, ému, un peu malmené, mais encore droit. J'ai dessoulé d'un coup.


| Toi aussi fillette, tu m'as manqué. |


Je la sers plus fort.


| J'ai échoué, soeurette... Jana est morte. Hannah est partie. Pardonne moi. |


Je me sépare d'elle, reniflant, respirant un bon coup, ouvrant bien grand les yeux.


| Mais toi ? Qu'est ce que tu fiches dans ce trou? |


Oui, trou. Enfer sur terre, par moments.

Que pouvait faire ici Lyra ? Je n'en savais rien. Je sentais toujours que quelque chose n'allait pas. Je n'avais qu'à écouter le ressenti que les pouvoirs de Krystel me conféraient ; je savais très bien qu'ils me permettaient d'obtenir des informations sur des choses voilées, sur des choses abstraites aux yeux des hommes. C'était comme ça, un bonus bien appréciable de ma condition de servant humain. Nous n'avions pas encore réussi à parfaire notre symbiose et nous restions faibles, isolés, mais il n'en restait pas moins que j'étais plus qu'un homme ordinaire. Moins aussi, sans doute. Mais dans le cas qui nous occupait, les choses étaient bien de la manière que je les concevais, que je les ressentais ; quelque chose clochait, point. Je me rends compte qu'elle aussi est tendue. Je ne comprends pas encore pourquoi, mais mon instinct me crie danger. Et quoi, j'allais quand même pas dégainer pour flinguer ma propre sœur, si ? Dans le doute, je devais continuer d'attendre, d'observer et de voir. Je la sens me fuir, maintenant, et c'est une étrange sensation que je ressens quand je la vois s'éloigner de quelques pas alors que je viens juste de la retrouver. Je sens que quelque chose cloche et cette appréhension enfle dans mon cœur, rendant toute autre pensée que l'urgence totalement peu fiable.


Et alors que je me questionne sur le pourquoi du comment de cette sensation, de ce sentiment. Je comprends et lâche un « eh merde » mental qui ne pourra qu'alerter Krystel. Je comprends et tout devient plus clair. Il n'y a pas cinquante raisons qui peuvent expliquer sa force, et la crainte mêlée de colère instinctives qu'elle m'inspire, comme le besoin de la frapper, de la tuer, pour me sentir plus en sécurité. Elle me parle de ses études. Qu'elle a toujours été ici. Ainsi donc elle sait pour moi. Pour ce que j'ai fait. Tout ce que j'ai fait. Et Dieu ou n'importe quel autre connard de tout puissant doit bien se marrer là haut, comme de toute mon existence. Je garde le silence. Pétrifié. Que dois-je faire maintenant que j'ai compris. Et voilà qu'elle m'interroge. Je déglutis avec difficulté alors que ses paroles, ses questions, réveillent en moi bien des choses, anciennes et douloureuses, que j'aurais volontiers préféré laisser de côté.


| Non. Ce n'est pas pour elles. |


Pour Krystel.


| J'ai essayé de m'enfuir avec Jana, mais on nous a retrouvés et nous avons tous deux payé le prix fort de ma tentative. Par la suite, elle s'est totalement détournée de moi. Jana est morte en 2008, Lyra, le soir où nous préparions le réveillon de nouvel an pour tous vous recevoir. Ce qu'elle a été ensuite, ce n'était plus elle. Quant à Hannah, oui, pour elle aussi j'ai commis quelques belles saloperies. Mais ça n'a servi à rien. Je suis allé d'échec en échec. |


Comme avec toi, que je n'ai pas cherché à protéger, te pensant aux diables alors que tu étais juste là. Et que tu devenais comme eux. Je déglutis à nouveau. Jamais je n'aurais pensé être à nouveau touché comme ça par quoi que ce soit. Je laisse passer un long silence, détaillant ses traits.


| Quand as-tu été contaminée? |

Ma soeur. Ma propre soeur. Lyra. Je la pensais morte, l'imaginais partie depuis longtemps, depuis que j'avais changé de camp. Ca avait été tellement plus confortable pour moi, de les penser morts, tous. Mais ce n'était pas le cas. Et celle pour qui j'avais réussi à museler le manque et tout sentiment revenait comme une bombe dans mon existence. Et pire que tout, dans l'histoire... Elle était mon ennemie. Lycanthrope. De base, au travers de mon lien avec Krystel, je la percevais comme un monstre, un prédateur potentiel. Et pour très bien connaître mes anciennes victimes, je savais qu'elle ressentait la même chose de mon côté. Après la folie de l'avoir vue de retour, voilà qu'en plus, les dieux ou n'importe quels connards régissant l'univers, avaient décidé de me foutre en l'air une seconde fois en un délai très court. Mon ennemie quoi, bordel. Elle attend et me regarde, bras croisés, alors que je lui parle du destin de Jana, sans lui préciser à quel point il s'est terminé de manière funeste. Tout ça pour ça. Combien de fois avais-je fait ce simple constat? Je ne savais pas trop.


Je sens le doute en elle. Son odeur de louve se fait plus forte; je peux carrément la sentir. Merci Krystel, et son pouvoir qui m'aiguise les sens. J'apprécie beaucoup ce genre de facilité, sauf quand ça me cause encore des problèmes comme maintenant. Car plus elle paraît louve et plus ça me rend les choses difficiles. Elle me demande comment je sais qu'elle est louve. Je note qu'elle ne recule pas. Probablement l'instinct doublé de courage; il faut dire que les Badenov ont plutôt la tête dure, à tous points de vue. Elle précise qu'on ne croyait pas à ses chances de survie. Mon coeur bat plus vite quand elle me dit bien se sentir avec eux. En sécurité. Détective privée. Je souris, tristement. Elle en avait les épaules, la jeunette que j'avais connue. Mais la femme devant moi aujourd'hui, la louve? C'était tellement cruelle.


| Ton odeur. Ta force, tout à l'heure. Je sens des choses, à force de côtoyer des créatures surnaturelles. Tout en toi maintenant me crie "loup-garou". J'imagine qu'on peut trouver quelque réconfort dans ton bien-être chez eux... |


Je mentais, mais à moitié seulement. L'expérience valait cher, mais c'était surtout Krystel et son influence, qui affinaient mes compétences. Difficile autrement, de le nier. Elle me précise qu'elle s'est renommée avec le nom de jeune fille de notre mère. Ce que je trouve assez approprié, somme toute. Plus personne ne désirerait être Badenov après ce que j'avais fait de notre patronyme. Il y avait trop de sang sur ces lettres là. Et j'imaginais qu'elle avait fait ça autant par dégoût que par peur de la réaction de ses nouveaux congénères. J'affronte son regard, las, encore un peu plus blessé par tout ce que j'apprenais. J'avais besoin de Krystel, mais tant que je ne me serais pas calmé, je préférais éviter de l'encombrer de mes pensées et de mes sentiments.


| Qu'est ce que cela peut faire, Lyra? Que feras-tu, si je travaille toujours avec eux? |

Si je peux sentir sur Lyra sa mutation, son inhumanité, peut elle de son côté sentir la mort sur moi ? J'ai toujours été comme ça. Différent. A poser sur le monde un regard assez obscur. Depuis que j'avais été initié à la chose militaire pendant mon service, près de vingt-deux ans auparavant, je ne voyais plus les choses que sous le prisme de la violence, celui de la destruction. Quand j'entrais dans une pièce, j'en repérais les sorties, j'en identifiais les meilleurs couverts, ceux qui pourraient me cacher de la vue d'un agresseur, ceux qui seraient susceptibles d'arrêter des balles. Je faisais pareil avec les gens. Je jaugeais, comme un prédateur, les personnes que je rencontrais. Qui était rapide, qui avait des réflexes, qui avait la force tranquille, témoin du plus grand danger, et qui était anxieux. Je ne savais pas si c'était une bénédiction ou une malédiction. A une époque, j'avais pris cela pour un don de Dieu, pour me permettre d'être son bras armé. Quand la religion fanatique avait rempli de sens une existence déchiquetée, oblitérée par la déflagration de la perte de Jana. Puis, j'avais cru devenir l'instrument de Krystel, pour réaliser ses projets tout aussi divins. Et finalement s'était imposée à mes yeux la froide et cruelle vérité. Nous n'étions personne. Juste un amas de chair, d'os et de sang, dont la vie n'avait de sens que de pulluler sur une planète faite nôtre jusqu'à ce que nous disparaissions avec elle. Il n'y avait pas que du gris, pourtant. Du bien et du mal. Mais le mal l'emportait toujours, à la longue. Et plus que ça, c'était la folie qui était réelle maîtresse de mon univers. Elle et la mort. Ma maîtresse et mon épouse. Et elle n'avait jamais voulu de moi, bien que nous ayons partagé quelques étreintes.


Lyra a dû lire mes pitoyables aventures dans les journaux. J'avais été à peu près tout, dans ma vie. Du côté sombre. Fanatique, extrêmiste, terroriste, assassin, simple meurtrier, meurtrier de masse, soldat, officier, garde du corps, bourreau, tourmenteur. Tout ce qui était mal, j'en avais un jour ou l'autre fait l'expérience. Du bon ou du mauvais côté du couteau. Parfois, j'en venais à penser que tout ce que j'avais fait n'avait aucun sens. Que je devrais me tuer, pas pour me faire pardonner mais pour permettre au monde de vivre sans le chancre que j'incarnais. A d'autres moments, tout était plus clair. J'étais comme j'étais. Je faisais ce pourquoi j'étais fait. Certains étaient d'excellents vendeurs, tous étaient artistes dans un domaine. Le mien était la mort, et mon outil était mes mains, comme un charpentier... Ou un boucher. Je haussais doucement les épaules aux paroles de Lyra.


| Nous l'avons sûrement été, sans le savoir. Je ne fais plus partie d'une faction en particulier et n'ait donc que pour ennemis que ceux qui en veulent à ma peau. Elle ne veut pas grand chose, mais c'est un réflexe, chez moi. |


Je me faisais plus précis, les yeux dans ceux de ma sœur.


| A ma peau et à celle de ma... Partenaire. |


Devais je dire à Lyra que j'avais pensé essayer de prendre ma retraite, vivre une existence plus douce, plus tranquille, à tenir une petite affaire et jouir de la satisfaction de ne pas avoir eu à échapper à des tueurs la journée passée ? A quoi bon ? Rien de ce que je pouvais dire ou faire ne rachètera jamais le reste. Je ne cillais pas.


| S'ils s'en prennent à nous, je les tuerais tous, oui. Sans pitié. Sans leur laisser une seule chance. S'ils me laissent tranquille, il n'arrivera rien à personne. De mon fait, en tous cas. Et toi, comptes-tu venger tous les gens que tu as connu et qui sont morts par ma faute ? Je crains si c'est le cas, qu'une seule mort ne soit pas suffisante. |

Je suis toujours autant sur mes gardes. N'empêche, jamais j'aurais cru revoir un jour ma soeurette, pas comme ça en tous cas. Pas lycanthrope. Putains d'enfoirés de connards cosmiques. Ils devaient bien se poiler, là-haut sur leur petit nuage, à se branler le poireau mutuellement en me regardant me dépêtrer de toutes leurs conneries. Ok, c'est moche comme image, mais quand même. Vous connaissez un type qui a moins de chance que moi, dans le monde tout entier ? Je crois pas que ça existe. A moins que vous ne comptiez dans le palmarès des pires poissards, les quelques types qui dans l'histoire, ont été tués par des chutes de déjections congelés balancées depuis les avions. Si si, ça existe, c'est pas une légende. OK, je suis pas le pire poissard au monde, si on compte ces crevés. Ah ah, vous imaginez le tableau ? N'empêche que pour me faire redescendre sur terre, y'a pas mieux que ma petite sœur. Est-ce que j'imagine la buter, là comme ça ? Selon les périodes de ma vie, j'aurais sans aucun doute répondu un « oui » plus ou moins franc. Maintenant... je ne sais pas. Au moment fatidique, je n'avais pas su tuer Jana pour la libérer. Ni Krystel. Dans son cas à elle, ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé, vous pouvez me croire.


| Si tu t'en prends à moi, je n'en sais rien. Je ne suis pas sûr de vouloir connaître la réponse. Il fut un temps où je t'aurais abattue pour te libérer de ce que tu es devenue. Mais venant de quelqu'un comme moi, la démarche aurait eu quelque chose d'hypocrite, tu ne penses pas? |


Raclure d'humanité. Je ne valais pas mieux que tous ceux que j'avais tué. Mais franchement, je ne regrettais pas que ce soit eux et pas moi, qui soient butés. Je détestais ma vie, parfois, mais j'y tenais beaucoup trop pour laisser quelqu'un d'autre la gâcher à ma place. Allez comprendre. L'instinct de survie est paradoxalement très développé chez moi, même si on dirait pas, comme ça. Je reprends pourtant, le plus sérieusement du monde.


| Quant à ma partenaire, je ne réponds de rien. J'ai appris dans la vie qu'il y avait plus essentiel que ce que je désirais. Et pour le meilleur comme pour le pire, l'essentiel, c'est elle. |


Nous ne serons peut être jamais alliés. Nous ne travaillerons probablement jamais ensemble et nous ne vivrons plus jamais comme avant, Lyra et moi. Nous avions pris, sans le savoir, des chemins tellement divergents que nous n'avions plus le choix de nos vies, plus sur beaucoup de registres en tous cas.


| Bon, sinon... Tu as tout ce qu'il faut ? Je veux dire... Je sais que les loups garous sont parfois encore plus mal vus par la société que les vampires. Surtout leurs récentes recrues. Tu as besoin de quelque chose, quoi que ce soit ? C'est un peu, beaucoup même, ma faute, si tu te retrouves dans cet état. Alors si je peux faire quelque chose... |


Ok. On dirait un gamin de dix ans qui annonce une mauvaise note à ses parents. C'était tout comme, quelque part. Mais j'étais responsable. Lyra était venue pour nous retrouver, Hannah et moi. Je ne m'étais jamais inquiété de son sort, ou plutôt, je n'avais rien fait pour le connaître. Et les Années Sanglantes, c'était moi, quand j'étais allé rapporté mes découvertes à Krystel...

Ma jeune sœur encaisse ma réponse à propos de sa transformation. J'aurais aimé lui dire autre chose, j'aurais vraiment aimé. Mais il ne s'agissait pourtant pas de quelque chose de facile à avouer, surtout avec un poids si important de vérité. Je me rends compte que c'était la vérité. La tuer serait miséricorde. Déjà qu'être vampire n'était pas le bonheur en soi, mais un loup garou c'est pire encore. D'un côté, on a l'avantage de l'immortalité pour pouvoir changer le monde, mais avec son lot de malédictions. De l'autre côté, on reste prisonniers à tout jamais de pulsions violentes. Je savais comment étaient les loups garous. N'avais je pas joué un rôle important, un jour, aux côtés de l'ancienne Lupa Mary Wellesley ? Et l'expérience de nos échanges m'avait appris qu'ils étaient tous pareils. Ils étaient des animaux, de véritables bêtes qui avaient besoin de tuer, de chasser, sinon ils devenaient fous ces loups garous... Et pareil pour le sexe. De vraies bêtes, je vous dis. S'ils tiraient pas leur coup régulièrement et s'ils n'allaient pas chasser, ils devenaient incontrolables. D'où la force et la puissance de la Meute comme institution, au lieu de tuer et baiser n'importe qui, ils le faisaient entre eux pour regagner un minimum de contrôle. Que ma sœur soit devenue ainsi me blessait, car je savais qu'elle souffrirait d'une perte de contrôle, qui un jour ou l'autre arriverait forcément. Si elle n'en avait jamais eu jusqu'à maintenant, ça allait forcément venir. Impossible de lutter contre soi même aussi longtemps sans accident. Je la regarde fixement alors qu'elle me demande qui est cette personne qui m'est essentielle.


| Quelqu'un avec qui j'ai trop partagé pour revenir en arrière. Maintenant, mon destin sera forcément intimement lié au sien. |


Elle ne veut pas croire à ma responsabilité dans ce qui lui est arrivé. Franchement, je me sens beaucoup trop las pour accepter de tout lui raconter, et pis encore pour affronter ensuite son regard. Et elle me confirme ne pas être malheureuse. J'ai envie de lui poser plus de questions, mais quel bien pourrais je en retirer, réellement ? Je ne lui dis rien, alors. Pas pour le moment en tous cas. Et voilà qu'elle me prend par les sentiments. Qu'elle demande à me revoir. Mauvaise idée, ça. Très mauvaise idée. Je ne peux pas cacher ma gêne. Ni le bourdon que ça me fout, d'aborder ce sujet là. Alors, je suis honnête.


| Tu voudrais me revoir, sachant que je partage le destin d'une vampire, que j'ai tué des tas de lycanthropes et que j'ai même orchestré un véritable génocide contre vous ? Si tu savais ce qui était le mieux pour toi, tu disparaitrais très loin d'ici. Mais nous autres Badenov, avons toujours eu du mal à savoir ce qui était bon pour nous... Pas vrai? |

Je n'aurais jamais espéré voir de mon vivant ma sœur, ni ce genre de conversation. Ma sœur était mieux là où je l'imaginais. Morte. La savoir en vie était une véritable souffrance, car je savais qu'elle ne manquerait pas de continuer de payer encore et encore un dû toujours plus grand à l'existence. On disait que ce qu'on faisait aux autres, on le recevait en égale partie comme solde de tout compte. Si c'était effectivement le cas, alors moi et les miens, ou ce qu'il en restait du moins, n'allaient pas tarder à recevoir de sacrés revers sur le coin de la figure. J'avais mérité tant et plus. Pas Lyra. Je ne l'imaginais pas en bête meurtrière et violente, même maintenant que je sentais son odeur, que je la savais louve. Lyra avait toujours été la plus gentille et la plus calme des trois enfants Badenov. Pas la plus innocente, d'accord, mais je ne l'avais jamais imaginée capable de trucider à tour de bras pour rendre compte de son insatisfaction. Ca, c'était plutôt mon domaine à moi. Et savoir qu'elle avait été transformée par ma faute, quoiqu'elle en dise, c'était presque trop. J'avais du mal à le supporter. J'avais du mal à me sentir encore un peu humain. A chaque fois que j'avais l'impression que les choses évoluaient dans le bon sens, le retour de bâton était violent et je me le prenais en pleine gueule. Autant dire que je n'étais pas prêt à être totalement en paix avec ma conscience. Surtout quand je savais ce qu'être louve impliquait pour Lyra. Une vie débridée, instable, incontrôlable aux moments les plus importants.


Ma sœur me confirme qu'elle aussi ne sait pas contrôler ce qui est bon pour elle, ce qui la mettrait à l'abri, ce qui lui permettrait de vivre dans une sécurité la plus parfaite qui soit. Je comprends ce qu'elle dit quand elle explique avoir pensé pendant longtemps que j'étais mort. Et elle n'était pas partie. Elle n'avait pas mis les voiles, pour vivre une nouvelle vie. Cette fille était aussi dangereuse que moi. Je lui offre un sourire triste, menu. C'est beau, ce qu'elle dit. Mais mon existence n'a plus beaucoup de beauté depuis un certain temps, maintenant. Ma vie à moi, c'est de la sueur, du sang et des larmes.


| Pourtant, il le faudra bien. Je n'ai pas de maison, pas de téléphone, je n'ai pas de travail et je n'ai pas vraiment d'amis. Ceux qui veulent ma peau sont nombreux. Et si tu devais un jour te confronter à ma vampire... Je préférerais que ça n'arrive pas. Tu devrais être plus sage, Lyra. Comme Hannah. Renoncer. C'est la chose la plus intelligente à faire, si tu ne veux pas voir ta vie t'échapper dans la douleur, lambeau après lambeau. |


Parce que c'était ce qui arriverait, sans nul doute, si elle croisait un jour la vie de Krystel. Leur réaction à toutes deux ne pourra qu'être brutale et violente, et elle ne pourra que satisfaire à l'appétit grandiose de carnage des décideurs célestes. La vie n'était qu'une pute, qu'on ne pouvait tirer qu'une fois avant qu'elle nous pique tout ce qu'on a en se tirant une fois le matin venu. Lyra, si elle ne l'avait pas compris malgré les déboires qui avaient été les siens, manifestait donc d'aussi peu d'instinct de survie que son grand frère. Cela me trouait le cœur. Si elle était comme ça, c'était vraiment à cause de moi. Comment me sentirais je si j'étais cette fois ci directement responsable de sa mort ? Je ne savais pas, mais ce serait bien la merde. Peut être le temps pour moi de baisser le rideau. Je rétorque, vindicatif, à bout de nerf comme de patience.


| C'est mieux que voir ta Meute crever, chacun leur tour. Maintenant c'est toi qui voit. Mais tu devrais te barrer avant qu'il ne soit trop tard. |


Je soupire, je me retourne en entendant la voix du gars bourru.



| Toi, ta gueule, ou je jure que je te mets ton truc dans ton cul et que je te fais jouir avec, sale connard. C'est une discussion sérieuse, alors casse-toi. |


Etre un tueur signifie l'absence de compassion, même la plus élémentaire. Je me retourne vers Lyra, maintenant agacé.


| Rentre et réfléchis à tout ça. Mais crois moi, tu ne veux pas d'une existence près de moi. Tu finirais morte, ou pire encore. Et je ne veux pas être responsable de ça en plus du reste. Tire-toi Lyra. Tire-toi... |

Lyra est têtu. J'en viens à penser que c'est un trait de caractère essentiel chez nous autres Badenov, que quoi que nous fassions, il n'y a jamais rien qui ne nous rende satisfaits, tranquilles, sereins. Tout est sans cesse remis en question. Sans pause d'aucune sorte. C'était ainsi. Je croyais de plus en plus au destin, c'était assez évident pour moi dans le sens où la succession des coïncidences ne pouvait pas expliquer à elles seules que les choses tournent toujours aussi mal. C'était un fait. Impossible à présumer qu'il n'y ait personne, là haut, qui nous envoie ses merdes à répétition en mode yolo, on va bien se marrer. La jeune femme en face de moi en tous cas, semble peu à peu se rendre compte de la réalité de ce que je lui impose, comme vérité. Elle gronde, dévoile ses dents dans une espèce de grimace haineuse. Nous y voilà. Par extension de qui j'étais et de ce que je faisais, je me retrouvais à être l'objet de la haine millénaire entre vampires et lycanthropes. Et ça continuait, encore et encore. J'en étais pour large part assez responsable, de mon côté. Comme si tout ce que j'avais pu faire dans l'existence avait suffi pour me conduire ici et maintenant,


Ma sœur n'imaginait sans doute pas que nos retrouvailles se dérouleraient ainsi. Je ne peux pas la blâmer, ni lui jeter la pierre. Avez-vous idée du nombre de personnes que j'ai butées au cours de mon existence ? Non ? Et ben moi non plus. Il y en avait tellement eues, c'était terrible quand on y pensait. Sans compter toutes les morts indirectes, ces gens que j'avais butés sans même le savoir, sans même forcément le faire exprès. J'avais fait monter les compteurs très haut en étant le premier à déclencher le carnage d'Edimbourg en mai 2010. Sans compter ma participation directe au déclenchement des Années Sanglantes. Autant dire que j'avais du sang plein les mains. Quelqu'un comme Lyra ne pourrait jamais le comprendre ni l'accepter, d'ailleurs. Lyra est hors d'elle, maintenant. Je sais qu'elle doit se sentir proche de sa transformation. Je reste là, tendu, aux aguets, ne lâchant rien, ne donnant rien, ne disant rien. Il est trop tard pour les mots, maintenant. La jeune louve me jette une carte de visite et se détourne en courant, avant de perdre le contrôle. L'espace d'un instant, j'allais prier pour son âme. Prier pour son salut. Mais que vaudraient les prières d'un type comme moi ? Evidemment, pas grand chose. Je me détourne, ignorant les paroles du SDF, resserrant mon col autour de mon cou. Damné, je le serais forcément un jour, maintenant que je savais que ma sœur était dans l'autre camp.


Devais je le dire à Krystel ? Elle le sentirait, de toute manière. Autant tout dire. Autant confier que ces retrouvailles m'avaient chamboulé. Que je doutais. Et que j'avais aussi la confirmation que j'avais bien fait de quitter le service officiel chez les vampires. Maintenant me restait encore le choix de ce que je pourrais faire, à l'avenir. Le libre-arbitre. Encore quelque chose qui allait être bien fun à expérimenter au regard des nouveaux défis qui n'allaient pas manquer de me tomber dessus.