Installée à une table, Sasha attendait, essayant de ne pas laisser transparaitre son impatience ou une quelconque forme de nervosité. Elle n'arrivait pourtant pas à s'en empêcher et tapotait distraitement du bout des doigts sur la nappe immaculée, fixant sans vraiment le voir le verre d'eau pétillante qu'elle avait réclamé à un serveur circonspect dont la tenue devait probablement faire rêver plus d'une groupie vampirique.

Visiblement, ce n'était pas la boisson la plus demandée par ici mais peu importait à la jeune femme. Il lui fallait garder l'esprit clair au vu de la discussion qui n'allait pas manquer d'arriver et il lui semblait particulièrement malvenu que la nouvelle directrice de la PES soit repérée en train de se saouler à peine la nuit tombée.

Et pourtant, en cet instant, elle n'aurait pas dit non à un verre et à un moment de détente. Les derniers jours avaient été particulièrement éprouvants, encore plus depuis sa nomination.
La PES était sur la sellette après les évènements de février. D'aucuns leur reprochaient leur totale inefficacité et l'absence totale d'anticipation quant au retour de Maryana. Elle-même s'en voulait tout particulièrement et il n'y avait pas une minute où elle ne regrettait pas de ne pas avoir désobéi à sa hiérarchie et d'avoir laissé tomber l'affaire la concernant. Elle aurait du s'entêter et peut-être que les choses ne seraient pas allées aussi loin. Ou peut-être aurait-elle fini six pieds sous terre, ce qui, au vu des récents évènements, n'aurait pas vraiment été une option improbable.

Et pourtant, alors qu'elle arrivait à peine à dormir avec tout ce qui s'était passé, Mc Borough l'avait convoquée à son bureau - son ancien bureau plutôt - pour lui annoncer la grande nouvelle. Impossible pour elle de refuser, c'était une chance de se rattraper, de continuer à faire son boulot du mieux possible mais, à mesure qu'elle avait commencé à jeter un œil dans les différents dossiers et surtout après avoir fait un rapide topo de la situation de la Brigade, force avait été de constater que leurs hommes avaient payé le prix lourd lors de la renaissance de la démone.

Au vu du chaos qui commençait à régner de nouveau dans le pays, Sasha avait bien compris qu'ils ne pouvaient pas continuer à fonctionner de la même façon. Les méthodes traditionnelles avaient réussi à démontrer leur échec cuisant face à la masse démoniaque et maintenant, les regards étaient rivés sur la toute nouvelle chef de la brigade dont la jeunesse et le sérieux n'étaient, pour le coup, pas les meilleurs des atouts, bien au contraire. A mesure que passaient les jours, la jeune femme comprenait qu'elle devrait oublier une bonne partir de son fonctionnement habituel si elle voulait arriver à ses fins, et à protéger l'humanité.

Mais seule c'était impossible.

C'est avec ce constat un peu amer qu'elle avait fini par se décider et par contacter les vampires. C'était autant pour avoir une idée de la température ambiante depuis la mort de l'une des sœurs que pour savoir de quelle position les créatures de la nuit allaient maintenant adopter. Et qui sait, peut-être pourraient-ils parvenir à un semblant d'alliance ou au moins à ne plus voir les vampires comme une menace supplémentaire dans ce qui allait certainement être un bordel phénoménal, autant appeler un chat un chat.

Alors elle avait usé de ses contacts. Après tout, Sasha avait été chargée du comité de surveillance lors de l'arrivée des nouvelles reines, autant que cela serve à quelque chose. Elle avait été pourtant étonnée de la rapidité de leur réponse et, surtout, de voir son invitation aussi facilement acceptée.
C'était toujours ça de pris.

Pour ce genre de mission, si on pouvait appeler ça comme ça, il aurait été impensable d'y aller seule, quand bien même c'est exactement ce qu'elle aurait fait si elle avait toujours été simple enquêtrice. Alors elle avait embarqué deux des hommes en qui elle avait le plus confiance et, après un bref topo, ils étaient partis en direction du Bloody Fang, un lieu assurément vampirique que Sasha n'avait pas choisi au hasard. Elle voulait que son interlocuteur soit à son aise et elle n'avait pas souhaité un lieu où elle pourrait être trop exposée.

Installée sur la banquette arrière, elle passa sa tête entre les deux sièges avant et souffla, d'un ton sérieux alors qu'elle tapotait son oreillette.

"Vous restez ici. En cas de besoin, vous connaissez le code."

Si le conducteur se contenta de hocher la tête, le passager lui décocha un clin d'œil alors qu'il haussait les épaules, la mine nonchalante.

"Détend-toi Sasha, on connait notre boulot. Tout comme toi."

Levant les yeux au ciel, elle sortit de la voiture et claqua la portière un peu plus fortement qu'elle ne l'aurait voulu. Elle était en avance, un peu trop même, mais cela lui avait permis de mieux observer les lieux. Il faut dire qu'elle n'avait encore jamais mis les pieds dans ce restaurant et elle éprouvait tout de même une certaine curiosité à voir le décor et l'ambiance assumée des lieux.

Quand elle avait appris qui elle allait rencontrer, autant être honnête, le nom ne lui avait rien dit au premier abord. Pourtant, à bien observer la vampire qui s'approchait d'elle l'air assuré de celui qui sait exactement qui il va rencontrer, sa physionomie lui était parue vaguement familière même s'il lui fallut bien quelques secondes pour arriver à le remettre dans toute la hiérarchie vampirique. Heureusement pour elle, elle avait une bonne mémoire. Ignorer l'identité de son interlocuteur aurait été quelque peu malvenu, surtout au vu de la situation actuelle et des relations qu'elle avait pu tisser avec Morgane Raybrandt.

Se relevant à demi, elle tendit la main en direction du vampire, non sans un sourire et essayant d'adopter un ton léger qui ne trahissait pas du tout sa nervosité.

"Monsieur de Valombre bonsoir. Je ne sais pas si vous vous rappelez de moi. Sasha Oppenheimer…"

Elle hésita quelques secondes avant d'ajouter, toujours sur le même ton.

"…Directrice de la PES."

C'était définitif, elle n'était encore pas du tout habituée à se présenter de la sorte. Réprimant un soupir, elle continua.

"Je vous remercie d'avoir accepté mon invitation."

Je pénétrais dans le restaurant, en avance de quelques minutes. Je n'avais pas pour habitude de ne pas être ponctuel. Et là, il s'agissait d'un rendez-vous d'affaire. La PES se trouvait dans une situation très délicate et inconfortable. Comme nous. Et sa nouvelle directrice semblait trouver judicieux de tenter de recoller les morceaux ensemble. Est-ce que cela serait suffisant ? Je n'en avais aucune idée. Nous verrions bien après cet entretien. Je venais ici avec aucun a priori, ni aucune idée reçue. Et aucun plan d'action. J'attendais de voir ce qu'elle pouvait bien me proposer. Ce que nous pourrions construire ensemble naîtrait naturellement de la discussion, si elle me laissait une impression favorable. Je supposais que la réciproque était vraie. Et je devais admettre être plutôt surpris du lieu du rendez-vous. Je n'étais pas certain que Miss Oppenheimer soit fort coutumière de ce genre d'établissement. Alors pourquoi le choisir ? Pour me permettre d'être dans mon élément ? Adorable attention. Même si j'aurais pu me sentir vexé qu'elle craigne un rendez-vous en territoire plus humain et moins connoté suceur de sang. Je n'étais pas un sauvage, je savais totalement me tenir dans la masse humaine et même m'y fondre. Mais elle ne savait rien de moi ou si peu. Nous nous étions croisés plusieurs fois, brièvement.

J'avisais l'humaine déjà présente et assise qui s'était commandée... une limonade ? Une étincelle amusée brilla dans mon regard sombre alors que je me présentais à elle, saisissant sa main dans la mienne. Ahh la chaleur des humains. Elle me faisait toujours autant d'effet. Sa poigne était ferme, mais douce. Assurée. Bien. Je supposais qu'il fallait avoir les nerfs solides pour commander la PES de toutes façons. On n'aurait pas placé là une incapable. En tous les cas, elle était charmante. Difficile de deviner une combattante. Autant Erin avait un visage dur et un corps athlétique qui pouvait trahir quelques activités en ce sens, autant chez mon interlocutrice, on aurait pu deviner une secrétaire ou quelque chose dans ce goût là.

« Bonsoir. Je me souviens très bien de vous Miss Oppenheimer. »

Je souris, un brin charmeur. Agréable en tous les cas. Même si cette discussion était importante pour la suite des événements, ce n'était pas la tête de faire une tête d'enterrement. Nous avions perdu beaucoup. J'avais perdu Jana, une amie chère. Cela me tourmentait sans cesse, mais seule Scylla avait le droit à cet aperçu de mes souffrances. Pour les autres... Rien ne devait m'atteindre, ni ne me faire vaciller. Et je me forçais à adopter un ton léger et un visage avenant avec Sasha. Quand elle ajouta sa nouvelle fonction, je commentais :

« Félicitations pour cette nomination. Même si, malheureusement, vous prenez vos fonctions dans un climat bien troublé. »

Ah ça... McBorough entrait en politique. Et laissait son merdier à la jeune femme. Elle allait devoir faire ses preuves rapidement et fermement. Sacré pression. Mais nous savions tous à quoi nous attendre en embrassant ce genre de carrière.

« Le plaisir est pour moi. Au vu des récents événements, il me semble important de considérer toute proposition avec attention. Et de resserrer certains liens distendus. »

Je m'assis à mon tour en face d'elle. Pour l'occasion, j'avais revêtu un costume sombre, simple, élégant, mais pas trop chic ou collet monté. L'impressionner ou lui donner une image froide et inaccessible n'était pas dans mes intentions et ne me servirais pas de toutes façons. Elle savait qui j'étais.

« Je dois vous avouer être surpris de vous rencontrer ici. Je ne vous savais pas adepte de ce genre d'endroit. »

J'avais dit cela avec une pointe de malice qui indiquait clairement que je n'étais pas dupe de la stratégie adoptée par la demoiselle. Elle n'avait pas choisi un entretien dans un bureau, seul à seule, en lieu clos. Pour une entrevue secrète. Ici, nous étions entourés de témoins. Des humains, des vampires. De quoi la protéger si je décidais de m'attaquer à elle. Ce qui aurait été passablement idiot, mais passons.

« Bien, jouons cartes sur table Miss Oppenheimer. La PES n'est plus du tout en odeur de sainteté. Comme les vampires sont redevenus des croquemitaines dont il faut se débarrasser. De cette fameuse nuit, nous ressortons tous deux avec une image passablement écornée. Nous concernant, nous avons deux options : essayer de redorer ce blason, de justifier notre citoyenneté, ou bien réellement devenir les monstres que les humains craignent et rejoindre les démons auxquels on nous associe. Je suppose que je ne vous apprend rien et que vous avez déjà envisagé cela puisque vous avez souhaité cette entrevue. Et que vous êtes suffisamment intelligente pour ne pas désirer que les démons aient des alliés. Quand on voit les dégâts qu'ils ont causé en étant seuls... »

Si les vampires s'alliaient aux démons, l'humanité avait du soucis à se faire. J'avais abordé cela avec calme et lucidité, sans laisser entrevoir ce que je pouvais penser de tout cela. Je pouvais tout aussi bien être là pour l'écouter et tout envoyer aux orties en riant. C'était ça la politique.

« Je vous écoute. Donnez-moi une raison de ne pas choisir de nous retourner contre ceux qui sont si prompts à juger et changer d'avis, qui ont profité de la confusion pour nous abattre. Donnez-moi une raison de ne pas suivre le chaos et d'obtenir ainsi par la force ce qui nous est si cher pour survivre. De ne pas décider de sombrer dans la violence pour retourner à une époque où nous n'avions qu'à nous servir. »

Je souris, détendu, commandant un verre de sang au serveur qui passait par là, tout en jaugeant la réaction de la jeune femme. Je ne faisais là qu'énoncer ce que beaucoup d'humains pensaient. J'étais l'avocat du diable et j'étais curieux de savoir comment elle réagirait avec ces menaces au dessus de sa tête. Notons que c'était aussi le souhait de certains vampires. Devenir des citoyens, boire du sang de synthèse. Cela rendait malade les plus extrémistes. Qui demeuraient une menace. L'unité vampirique n'était pas encore à l'ordre du jour hélas. Et quelque chose me disait que nous aurions plus de facilités à être unis en cessant de jouer les agneaux. Mais cela serait aussi précipiter notre destruction. Nous n'étions pas des dieux. Les humains (et les loups) pouvaient nous tuer. Nous décimer. Nous étions trop exposés et trop peu nombreux pour nous lancer dans ce genre de guerre.

L'espace d'un instant, elle fut soulagée de voir qu'il acceptait sa main tendue. Le contraire aurait été de mauvaise augure et, surtout, elle n'aurait pas vraiment su comment réagir. Voilà le genre de situations à laquelle elle se devait maintenant de réfléchir alors qu'en temps normal, elle aurait été du genre à lancer une petite pique. Là, il lui faudrait éviter d'être cynique, surtout au début d'une discussion.

Jetant un bref regard à la tenue du vampire, elle fut contente d'avoir opté pour un simple pantalon noir et un débardeur aux couleurs sombres. Une tenue trop collet monté aurait été passablement ridicule et elle aurait probablement perdu des points alors qu'elle était là pour essayer d'en gagner, malgré un contexte des plus difficiles.

"Heureuse de voir que je peux réussir à marquer les esprits. J'espère en tout cas que c'est en bien plutôt qu'en mal."

Si elle avait parlé d'un ton léger, une part d'elle souhaitait que ce soit effectivement le cas, surtout au vu de tout ce qui risquait de l'attendre. Elle ne sentait guère l'âme d'amener les choses par la menace ou la peur. Sasha n'avait jamais fonctionné de cette façon et il était hors de question qu'elle change, même si elle devait le payer cher. En espérant que l'avenir ne l'obligerait pas à revoir sa position, elle esquissa un sourire amusé.

"Et bien je vous remercie. Au moins je peux être sûre que je ne risque pas de m'ennuyer à ce poste si j'avais eu l'idiotie de le croire à un moment ou à un autre. Et puis, avoir quelques défis dans la vie, c'est plutôt une bonne chose."

Défis qui risquaient de lui coûter la tête, au sens propre comme au figuré. Le vampire devait en être tout aussi conscient qu'elle mais il était inutile d'énoncer ce genre de vérité à haute voix. Après tout, elle savait ce qu'elle faisait, tout du moins elle n'espérait mais, surtout, elle avait accepté le poste en tout état de cause. Elle préférait sombrer avec le navire plutôt que de le laisser couler en le regardant au loin.

Reprenant sa place face à de Valombre, elle répondit, avec un bref hochement de tête.

"Contente de voir que nous sommes sur la même longueur d'ondes. Tant pour les liens à resserrer que pour le fait d'étudier toute proposition à venir. Après, reste à voir si ce qu'on peut vous offrir représente un intérêt quelconque."

Jetant un bref regard aux alentours à sa remarque, elle reprit la parole, d'un ton léger.

"Je me suis dit que ce serait plus agréable que mon bureau et nettement moins formel. Et comme je ne suis pas particulièrement friande des bars, le choix commençait à être limité."

Se penchant vers lui, elle ajouta, avec un sourire mutin.

"Et puis, je vous avoue, j'étais curieuse de venir ici. Depuis le temps que j'en ai entendu parler, je me suis dit que je pouvais me permettre de mêler l'utile et l'agréable. Ai-je eu tort ? Vous auriez préféré un autre endroit ?"

Ce n'était pas totalement la vérité et ils le savaient tous les deux. Mais elle ne mentait pas vraiment non plus. Cet endroit l'intriguait depuis longtemps déjà et, sans avoir une excuse comme celle-là elle n'y aurait probablement jamais mis les pieds.

Elle laissa alors filer un silence, esquissant un sourire amusé au reste des propos du vampire.

"Et bien, au moins, on peut dire que vous n'y allez pas par quatre chemins. C'est quelque chose que j'apprécie. Je ne vous cache pas que c'est bien la première option que je souhaite vous voir prendre, en tout cas pour la majorité d'entre vous. Je me doute pertinemment qu'il sera impossible de mettre tout les vampires au diapason et qu'il y aura toujours des réfractaires à ce qui peut s'apparenter à une faiblesse et une option bien trop complexe là où vous pourriez vous servir tout simplement. Tout comme il en sera de même du coté des humains."

Attrapant son verre, elle but une gorgée, plus pour se donner quelques secondes avant de se lancer que par réelle envie.

"Vous voulez une raison ? Et bien elle me semble évidente. Gagnez la confiance des humains et ils ne se retournerons pas contre vous. Si vous les traquez, si vous les tuez, ils ferons tout pour vous éliminer. Les humains sont moins forts que les vampires ou que les démons, je vous l'accorde. Mais il y a une chose qu'on ne peut pas leur enlever c'est leur nombre. Et leur ténacité. Elle confine parfois à la stupidité et certains humains préféreront mourir que d'abdiquer devant vous. C'est probablement ce qui arrivera. Beaucoup d'entre eux mourront. Mais ceux qui resteront s'acharneront jusqu'au bout. Vous n'aurez jamais la paix."

Au ton tranquille qu'elle avait, inutile de se demander quelle voie Sasha choisirait si les choses se décidaient à définitivement mal tourner. Mais, pour l'heure, elle parlait des humains comme si elle n'en faisait pas partie, se contenant d'énoncer ce qui semblait des évidences pour elle et qui devait sûrement l'être pour bien d'autres.

"Je pense que la seule race a même d'éradiquer les humains est l'humanité elle-même. Si vous optez pour la voie du chaos, vous servir sera bien moins facile qu'à cette époque dont vous parlez. Elle est révolue. La masse humaine vous permettra certes d'étancher votre soif, mais vous ouvrirez la voie à un conflit dont nous savons tous les deux qu'il n'y aura aucun réel gagnant."

Remarquant qu'il commandait un verre à son tour, elle leva la main en direction du serveur, demandant un verre de vin blanc. Finalement, l'eau pétillante ne serait pas suffisante pour affronter le reste de la discussion, elle en était maintenant persuadée. Ne restait plus qu'à guetter la réaction du vampire à sa première répartie. Tout le reste de la discussion dépendait maintenant de la façon dont il lui répondrait.

« Je dirais que je réserve mon jugement, mais que votre physique ne saurait vous rendre insignifiante. »

Je n'avais pas échangé suffisamment avec elle pour juger si elle était compétente ou non. Mais je l'avais croisée plusieurs fois et je l'avais remarquée. Avant de me renseigner un peu sur elle au vu de ce rendez-vous d'affaires. Parce que c'était bien de cela qu'il s'agissait. Même si mes paroles pouvaient passer pour de la flatterie grossière, ce n'en était pas moins la vérité. C'était une belle femme, avec un air déterminé et une démarche assurée. Cela me plaisait. J'avais toujours apprécié les femmes de caractère. Je la félicitais d'ailleurs pour sa nomination. Échange de bons procédés et c'était la moindre des politesses. Surtout alors qu'elle remplaçait son supérieur qui se lançait dans une carrière politique. Ce n'était même pas suite à un décès. Autre raison de se réjouir, cela devenait rare. Je hochais la tête quand elle me remercia en ajoutant que cela ajoutait du piquant à la vie que d'avoir des défis à relever.

« Je ne peux qu'approuver. »

Quand une vie devenait des siècles d'existence, il fallait bien apprendre à la pimenter pour ne pas tomber dans l'ennui et la mélancolie. Chacun le faisait à sa façon. Je ne pouvais m'empêcher de penser à Constance. Aussi âgée que Scylla ou presque et qui aimait semer le trouble pour se divertir. Je n'en étais pas encore arrivé là et j'espérais que jamais cela ne se produise. Mais Morgane tendait à prouver que l'âge n'amenait pas cette sorte de folie.

Je m'installais, annonçant alors la couleur concernant ce rapprochement entre nous. Oui, nous étions sur la même longueur d'ondes et j'appréciais qu'elle souligne qu'il demeurait à déterminer si la PES pouvait nous apporter quelque chose. Et nous, nous pouvions leur amener quelque chose. Cela allait être affaire de négociations. Je soulignais d'ailleurs l'endroit choisi pour cette entrevue et elle me répondit de bonne grâce, me fournissant ses raisons de choisir ce lieu.

« Je m'en serais voulu de ne pas vous permettre d'assouvir votre curiosité. Non cet endroit est parfait. »

Et je n'avais pas besoin de cacher que je rencontrais la dirigeante de la PES. La course aux alliés était lancée. Restait à déterminer quel camp nous était le plus profitable. Et je démarrais les hostilités, non sans lui divulguer les enjeux et les ressentiments. Autant ne rien lui cacher. Il lui fallait aussi avoir plusieurs cartes en mains pour pouvoir me convaincre de l'aider. Les humains nous avaient trahi en nous abattant froidement, alors même que nous n'étions plus soumis au contrôle du chaos. Et j'avais cela en travers de la gorge. Ils étaient versatiles. Mais avoir été manipulé par les démons ne me plaisaient pas davantage.

Quand j'eus fini de parler, je lui laissais rebondir sur mes propos, curieux de savoir ce qui allait en découler. Qu'elle apprécie ma franchise était une bonne chose. J'en attendais autant d'elle. Naturellement, elle voulait nous voir les aider et continuer de nous montrer... civilisés.

« Hélas, certains d'entre nous sont trop nostalgiques des temps passés. D'autres frustrés d'être ainsi soumis à des lois humaines. »

Mais cela, elle ne l'ignorait pas. Elle lui donna alors des raisons de s'allier aux humains. Malgré lui, il eut un petit rictus quand elle commença en disant qu'il suffisait de gagner la confiance des humains pour qu'ils ne se retournent pas contre nous.

« Sauf votre respect, nous avons tenté de gagner leur confiance. Elle semblait presque acquise. Et il a suffi de quelques heures pour qu'elle s'effondre. Je conçois qu'ils soit difficile de faire confiance à des créatures qui ont besoin de votre sang pour survivre. Quand bien même nous avons réussi à créer du sang synthétique qui suffit à nous nourrir. Aux yeux des humains, nous sommes des prédateurs. Voire des monstres. Nous ne vieillissons pas, nous sommes âgés. Nous pouvons vous tuer en un claquement de doigts... Nous vous sommes tellement supérieur physiquement. Et pourtant... Je suis issu d'une époque où le simple mot vampire faisait trembler d'effroi. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Parce que vous savez ce que nous sommes, nos forces et nos faiblesses. Parce que vous avez conscience que nous devons brider nos instincts pour pouvoir cohabiter avec vous. Vous avez raison Miss Oppenheimer. User de force avec les humains ne fera que nous conduire à notre perte. Beaucoup d'entre nous l'ont compris, certains non. Et d'autres s'en fichent. »

Je m'interrompis alors qu'elle me faisait remarquer que nous allier au chaos ne nous aiderait pas à sortir grandis de tout cela. C'était probablement vrai. Elle était intelligente. Et je me permis de sourire alors qu'elle commandait un verre de vin blanc en complément de son eau pétillante.

« Si cela peut vous faire plaisir, désormais, vous me laissez une bonne impression. »

J'attendis un instant, avant de reprendre :

« Maintenant, les démons sont une nouvelle menace et l'humanité n'est pas encore habituée à elle. Si ils pouvaient devenir les nouveaux monstres à chasser, je ne vous cache pas que ce serait idéal. Reste à savoir comment redorer notre image auprès des vôtres. Et comment vous rendre utile à la protection de l'humanité après être passés à côté de ce massacre. Vous avez raison, nous n'avons guère d'intérêt à nous allier à eux, leurs buts ne sont pas les nôtres. Même si nous pouvions sans doute trouver une satisfaction malgré tout. Mais je n'aime guère être manipulé. Et cette nuit là, la plus puissante d'entre eux a eu le pouvoir de nous contrôler. Nous causant ainsi beaucoup de tort. Or, je suis malheureusement rancunier. »

Je souris alors que le serveur ramenait nos boissons, y trempant les lèvres tout en attendant l'offre de la jeune femme.

Sasha esquissa un sourire en coin à la réponse du vampire, se contentant de hausser les épaules avant de souffler, d'un ton amusé.

"Et, bien il faut bien commencer par marquer les esprits d'une façon ou d'une autre. C'est déjà un bon début."

Elle préféra ne rien ajouter, n'ayant pas particulièrement de s'aventurer sur ce genre de terrain, quand bien même le vampire était pour le moins séduisant. Outre le fait qu'elle n'était pas là pour ça, c'eût été particulièrement déplacé de jouer à ce genre de jeu, surtout en ce moment et avec un vampire qui plus est.

Sa répartie lorsqu'elle évoqua les défis de l'existence ne fit qu'accentuer son sourire. Étonnamment, elle n'était pas surprise de le voir approuver ce genre de réponses, du peu qu'elle avait pu fréquenter les vampires, Sasha avait souvent eu l'impression que le monde actuel les ennuyait profondément et qu'ils ne savaient guère comment occuper leur temps. En tout cas, c'était le cas jusqu'à ces derniers temps. Beaucoup de choses avaient changé en quelques semaines, et ça n'allait pas en s'améliorant.

Alors qu'elle expliquait en partie les raisons de son choix de lieu de rendez-vous, elle imaginait que de Valombre comprenait ce qu'elle essayait de lui faire saisir à mi-mots. Il était évident que ce petit tête à tête ne resterait pas un secret bien longtemps et elle se doutait que dès demain, le téléphone commencerait à sonner pour lui demander quelle mouche avait bien piquer la nouvelle directrice de la PES. Mais, il fallait bien qu'elle essaie de jouer avec les cartes qui lui avaient été distribuées. Pour l'heure, elles n'étaient pas particulièrement fameuse. Et en plus, Sasha détestait jouer aux cartes. Beaucoup trop aléatoire pour elle. Les échecs, voilà quelque chose qui était plus dans ses cordes, mais là, elle avait comme l'impression de n'avoir que des pions pour protéger son Roi. Et, quand on connaissait un peu ce jeu, autant le dire franchement, c'était plutôt mal barré.

Le vampire se mit alors à exposer son point de vue, sur la vision que les hommes pouvaient avoir des vampires maintenant. Il avait raison, c'était inutile de se leurrer. Si les créatures de la nuit avaient réussi à fédérer un certains nombres d'humains tout acquis à leur cause, le noyau dur restait au mieux méfiant, au pire, prêts à les tuer dès que possible.

"Il a suffi de quelques heures pour que beaucoup de choses s'effondrent. Les humains n'ont plus confiance en vous ni en nous. Ils ont peur. S'ils vous connaissent, ils ne savent pas ce qui va arriver en face et c'est là-dessus qu'il nous faut jouer. Il sera plus facile pour eux de vous faire à nouveau confiance si vous n'êtes pas vus comme des ennemis sans la moindre faille. Je vous l'accorde, c'est le genre de choses qui déplaira particulièrement à certains des vôtres, surtout ceux qui refusent de se rabaisser face aux humains."

La remarque qu'il laissa échapper quant à l'impression qu'elle lui faisait désormais lui arracha un léger rire alors qu'elle reprenait, toujours d'un ton tranquille.

"Si vous souhaitez que nous soyons réellement du même coté, le fait de continuer à brider vos instincts vous pose-t-il problème ?"

Elle lui alors rendit son sourire et remercia d'un signe de tête le serveur, jetant un regard appréciateur à son verre après l'avoir humé et y avoir trempé les lèvres. Ce serait définitivement bien plus agréable que l'eau pétillante et le vampire avait même semblé amusé de la voir changer d'avis d'un seul coup. Mais peut-être était-ce juste une impression trompeuse et que son inconscient cherchait à la rassurer d'une façon particulièrement étrange. Se morigénant intérieurement des digressions de son cerveau, son attention fut captée de nouveau lorsqu'il évoqua les récents évènements. Et, bien évidemment, difficile pour elle de garder son calme à la pensée de Maryana qui lui avait échappée une nouvelle fois et de la pire des façons possibles.

"Voilà quelque chose d'autre que nous avons l'air de partager. J'ai la rancune particulièrement tenace, surtout envers elle."

Sans qu'elle n'arrive à s'en empêcher, ses mâchoires s'étaient légèrement contractées. Elle poussa un léger soupir avant de reprendre, avec un ton léger malgré le sérieux de la discussion. Beaucoup de choses allaient se jouer maintenant et elle se doutait que ses actions seraient décriées par de nombreux détracteurs. Mais tout comme son inaction. De toute façon, Sasha avait compris dès qu'elle avait pris ce poste qu'elle ne ferait jamais l'unanimité. Mais ce n'était pas son but. Elle voulait que l'humanité survive et, mieux encore, qu'elle puisse vivre sereinement.

"Ce que je peux vous proposer ? Et bien nous aider à nous rendre utiles. Vous l'avez dit vous-même, les gens vous considèrent comme des monstres. Et, pire encore, comme des monstres de moindre importance face à ce qui nous effraie maintenant. Mais si ces monstres peuvent prouver qu'ils peuvent les affronter sans que cela vire au massacre d'être humains, qu'ils peuvent se contrôler tout en veillant sur ceux qu'ils ne considéraient autrefois que comme leur prochain repas ou tout du moins comme quantité négligeable. Ce serait montrer qu'ils leur accordent enfin de l'importance et pas seulement qu'ils respectent une certaine neutralité et une façon de vivre uniquement par obligation."

Elle souffla alors, un ton plus bas.

"Je vous propose de combattre à nos cotés. De façon officielle."

Pour le reste, les détails, la façon dont cela pourrait se faire, elle avait des idées. Des tonnes. Mais restait à voir comment le vampire réagirait déjà à cette première proposition.

« En effet. »

La compagnie de cette femme était plutôt agréable. Nous allions parler affaires, mais autant pouvoir allier l'utile à l'agréable n'est-ce pas ? Sasha était une très belle femme, qui semblait avoir de l'esprit et de la répartie. Elle n'était pas apeurée par ma présence, et c'était une bonne chose. Elle n'avait d'ailleurs aucune raison de l'être, je ne lui avais donné aucune raison de me craindre pour le moment, me montrant parfaitement courtois. Humain d'une certaine façon. Il n'était pas si difficile de se fondre dans la masse humaine. Même si je finissais toujours par me faire remarquer. Cet endroit public garantissait sa sécurité, mais sûrement pas la discrétion. Tout le monde aurait bientôt vent de ce petit dîner. Et les spéculations iraient alors bon train. Je ne prendrais aucune décision seul de toutes façons, je n'étais qu'un intermédiaire antre la PES et ma reine. Mais je pouvais tâter le terrain et me faire un avis. Je savais qu'il compterait beaucoup auprès de Morgane.

Alors je me fis l'avocat du diable, me contentant de décrire ce que beaucoup d'entre nous pensaient de la versatilité des humains, de leur aisance à se retourner contre leurs alliés, à rompre leurs engagements. Oui, ils avaient eu peur cette nuit là, oui, nous étions devenus fous et dangereux. Mais cela n'excusait pas un massacre en bonne et due forme. Simplement à vue. Autant partir directement sur du négatif pour voir de quoi Sasha était capable. Je l'attendais au tournant. Et je ne fus pas déçu du voyage.

Si les humains n'avaient plus confiance en les vampires, des prédateurs naturels, faussement assagis et domestiqués, ils n'avaient plus confiance non plus en ceux qui étaient censés les protéger et faire régner un semblant d'ordre. Elle m'appâta alors et je l'écoutais avec attention. Nous faire connaître des humains, contre un ennemi encore inconnu et donc plus effrayant encore. Mais elle n'oubliait pas les réticences de certains vampires de devoir jouer sur le même pied d'égalité que les humains. Je hochais tranquillement la tête, muet, en attente de la suite. Et sa question ne manqua pas de me faire sourire. C'était direct. Parfait.

« Non. Parce que cela est nécessaire pour continuer d'exister dans ce monde. Il est dommage que certains ne le comprennent pas. Le temps où nous étions craints est révolu. Les humains ne sont plus de pauvres paysans armés de fourches et de quelques symboles religieux. Vous avez développé des armes, susceptibles de nous détruire. Vous êtes nombreux, vous vous reproduisez vite, vous vous adaptez. Une espèce incapable de s'adapter est vouée à l'extinction. C'est le principe même de l'évolution. Et je n'ai pas l'intention de laisser s'éteindre mon espèce. »

Je marquais une pause, avant d'ajouter tranquillement :

« Je ne vous cacherais pas qu'il est difficile de lutter ainsi contre un instinct inhérent à ce que nous sommes. Que cela l'est davantage encore pour les tout jeunes vampires. Je ne peux vous promettre une absence d'incidents. Mais nous ferons ce qu'il faut pour que les choses se déroulent au mieux. »

Je ne cachais pas ma colère que la semi démone se soit ainsi jouée de nous, parvenant à nous contrôler. Cela me déplaisait fortement et je n'étais sans doute pas le seul vampire qui avait une dent contre cette engeance particulièrement dangereuse. Nous associer avec eux ? C'était envisageable, mais c'étaient là des alliés fort peu fiables. Qui se retourneraient aussi contre nous. Il était délicat de faire confiance désormais, tant les coups en traître étaient légion. Mais si Pandore était tombée, Maryana, elle s'était élevée, plus dangereuse encore. Il nous fallait la neutraliser. Ce que Sasha Oppenheimer partageait.

« Ma foi, je saurais me souvenir de ce trait de caractère. »

J'avais souri légèrement, comme pour la détendre alors que je sentais sa tension à l'évocation de la démone. Il était maintenant temps de savoir ce qu'elle voulait des vampires. Je l'écoutais, intrigué, alors que je comprenais lentement qu'elle désirait que nous unissions nos forces, mais pas en cachette. Non, elle voulait que les monstres que nous avions été se battent avec les humains pour éliminer les monstres qui émergeaient, plus dangereux et inconnus. Proposition délicate et intéressante en même temps. Certains vampires allaient rejeter cette idée en bloc, alors que c'était nous mettre au même niveau que les humains. Mais c'était aussi une façon de redorer notre image. S'il n'y avait pas d'incidents...

« Cela risque de vous rendre impopulaire. Et je suppose que vous vous rendez bien compte qu'il est difficile pour un vampire de ne pas déraper quand le sang coule à flots. Cette idée ne manque pas d'audace, elle me plaît malgré tout. Quant à savoir si elle est réalisable... »

Je fis un vague geste de la main. N'aurais-je un rôle aussi important que travailler ainsi ne m'aurait pas déplut. Pouvait-on tenter d'inclure ainsi quelques jeunes vampires dans la PES ? Ceux qui se contrôlaient déjà un minimum bien sûr, mais ce serait leur donner une utilité. Je doutais que les plus âgés se compromettent là dedans...

« Je dois en référer à ma reine. »

Et à Freyja. Et sans doute soumettre l'idée au conseil.

« Pourquoi proposer cela aux vampires ? Pourquoi pas les loups ? »

A moins que ce soit également le cas.

Le vampire qui lui faisait ne se montrait ni condescendant ni hautain. Sasha, lorsqu'elle avait été missionnée pour jeter un œil à la nouvelle reine, avait eu l'occasion de croiser quelques anciens vampires qui ne s'étaient pas priés pour bien lui faire comprendre quelle était la place que la simple humaine qu'elle était avait dans leur hiérarchie. Elle ne s'en était guère offusquée. Après tout, difficile de faire le poids face à des êtres qui avaient dépassé le siècle d'existence et qui en avaient vu tellement plus qu'elle. Pour autant, elle n'appréciait tout de même pas d'avoir l'impression d'être traitée au mieux comme une enfant qui ne savait rien et, au pire, d'être totalement ignorée.

Son sourire se fit plus large alors qu'il mettait directement les pieds dans le plat, essayant probablement de voir de quoi elle était capable ou, tout du moins, les arguments qu'elle avait en poche pour essayer de le convaincre et, surtout, de savoir ce qu'elle cherchait concrètement à faire. Sasha s'était préparée du mieux possible, passant des heures à essayer d'imaginer toutes les questions qu'il pourrait poser et, pour le moment, il ne l'avait pas encore totalement prise à contrepied, heureusement pour elle. Il était bien plus direct que ce qu'elle avait imaginé au départ ce qui, au fond, était une bonne chose. Ils ne perdaient au moins pas de temps en conjectures et pouvaient discuter du gros du problème sans avoir à faire des ronds de jambe pendant une heure.

Les relations humains-vampires n'avaient jamais été au beau fixe et ne le seraient probablement jamais, il ne fallait pas se leurrer. Mais si au moins, temporairement, ils pouvaient unir leurs forces contre un ennemi autrement plus complexe à combattre, Sasha pourrait s'estimer heureuse, quel que soit le résultat de tout ça. Elle aurait au moins essayé de faire quelque chose.

"Bien. Il est effectivement vrai qu'une espèce doit s'adapter si elle veut survivre. Il en sera de même des humains. Nous avons beaucoup évolué au cours des derniers siècles mais il va falloir continuer et passer outre certains aprioris développés avec le temps. Et je sais très bien que les pires murs auxquels je vais me heurter ne seront pas forcément ceux érigés par les vampires."

Au reste de ses propos, elle laissa filer un mince sourire et haussa brièvement les épaules.

"Il y a déjà des incidents. Je ne suis pas stupide et je ne vous demanderais pas de faire en sorte qu'il n'y en ait pas du tout, cela pourrait venir autant des vampires que des humains de toute façon et il est impossible de garantir les actes de tout le monde. Personne n'est suffisamment clairvoyant pour ça, en tout cas, pas de notre coté. Si au moins nous pouvions les compenser en étant … comment dire… efficaces sur d'autres domaines, ce serait plus facile à gérer."

L'évocation de Maryana eut bien évidemment le don de mettre Sasha sous tension. Trouver ses mots et rester aussi neutre que possible devint brusquement bien plus complexe même si elle réussit à garder son calme, laissant tout de même filer quelques instants de silence alors qu'elle sirotait un peu de vin, lui rendant même son sourire. Rancunière elle ne l'était pas réellement en temps normal mais là, elle s'était fait un plaisir de faire exception.

Et puis, elle dévoila enfin son jeu, en tout cas, ce qu'elle attendait des vampires, guettant la réaction du vampire avec une inquiétude qu'elle s'efforçait d'ignorer consciencieusement. S'il disait non sans même chercher à discuter, il faudrait qu'elle songe à autre chose. Et un plan B, pour l'heure, elle n'en avait pas vraiment. Réprimant un soupir de soulagement à sa réponse, elle laissa filer, s'autorisant même un sourire malicieux.

"Je ne cherche pas à être populaire. Si c'était le cas, je me serais lancée dans la politique."

Puis, reprenant un ton plus sérieux.

"Je savais en reprenant les rênes de la PES que des choix seraient à faire. L'avenir me dira si j'ai eu tort ou raison mais je pouvais difficilement laisser la situation telle qu'elle et me contenter de faire comme si tout allait bien. Nous avons besoin d'alliés, vous comme nous."

Certains l'auraient certainement clouée au piloris pour annoncer aussi clairement que leur situation était plus que délicate. Mais Sasha trouvait particulièrement stupide de se voiler la face de la sorte. Les vampires n'étaient ni idiots ni aveugles. Tout le monde avait bien vu que les récents évènements avaient précipité l'humanité et les créatures surnaturelles au bord d'un précipice où les petits copains de Maryana les attendaient avec un plaisir non dissimulé. Restait à savoir de quelle façon ils allaient gérer les choses, d'un coté comme de l'autre.

"Je comprends tout à fait que vous ne pouvez pas prendre la décision seul et surtout, sans prendre le temps de la réflexion. Ce n'est pas comme si je vous demandais juste de partager un simple verre autour d'une table. Il y aura des conséquences pour tout le monde."

A sa dernière question, qu'elle redoutait mais qu'elle savait arriver fatalement à un moment ou à un autre, elle laissa filer quelques secondes avant de répondre.

"Je ne vais pas vous mentir. Les loups seront aussi sollicités. Et, si tout le monde accepte, nous ferons en sorte que vous n'ayez pas à vous côtoyer. Nous ne vous imposerons pas de travailler avec des gens que vous n'appréciez pas. Mais je pense qu'il est temps d'essayer de regrouper un maximum de forces du même coté, quels que soient les griefs que nous éprouvons les uns contre les autres. Au pire, une fois la menace vaincue, nous pourrons de nouveau joyeusement nous entretuer si ce fonctionnement finit par ne convenir à personne."

Une espèce de trêve pour se débarrasser de Maryana et ce qu'elle pouvait représenter. A bien y réfléchir, c'était encore plus utopique qu'elle ne l'avait prévu au départ.

Je n'avais aucune idée de ce que pourrait donner une collaboration avec la PES, ni même si Morgane verrait cela d'un bon œil. Je me contentais de tâter le terrain auprès de Sasha, d'essayer de prévoir tous les cas de figure, mais la décision finale ne me reviendrait pas de toutes façons. Dans un monde utopiste, les vampires arrivaient à travailler avec les humains, suffisamment pour chasser les semi-démons. Mais notre monde n'était pas idéal. Les humains demeuraient nos proies principales et le Tru Blood ne pouvait nous empêcher de désirer les mordre et nous repaître de leur sang... et de leur vie. Si les jeunes vampires étaient sans doute plus sensible à ce genre d'intégration, pour avoir l'impression d'être utiles et de ne pas être des monstres, ce n'était pas le cas des plus âgés. C'étaient bien eux qui nous posaient le plus de soucis et qui risquaient de ricaner en apprenant que la PES désirait intégrer des vampires dans ses rangs. Et j'ignorais si nous pouvions faire passer cela sans déclencher une nouvelle vague de mécontentement et de rébellion. Il me faudrait en discuter avec Morgane. Et peut-être soumettre l'idée devant le Conseil.

Je hochais la tête quand Sasha me confirma que les incidents n'étaient pas évitables, mais qu'ils pouvaient être compensés par une certaine efficacité. Malheureusement, d'expérience, je savais que le moindre incident aurait des conséquences bien plus lourdes que ce que nous envisagions. Les humains crieraient que les vampires étaient des monstres et s'étaient infiltrés parmi la PES pour mieux le duper et les vampires que les humains en avaient également profiter pour les asservir et les... domestiquer. Beaucoup avaient en horreur la simple idée de s'acoquiner avec un humain, les jugeant inférieurs. Négligeables. Et pourtant, beaucoup plus nombreux que nous, espèce prédominante qui se reproduisait sans cesse et évoluait au point de trouver les moyens de se défendre contre nous. Et de nous détruire.

« Je ne veux pas paraître pessimiste, mais je crains que le moindre incident ne fasse voler en éclat ce partenariat. »

Trop de méfiance des deux côtés, trop d'incompréhension. Mais au moins, nous avions un point en commun, un ennemi en commun. L'idée de cette jeune femme était audacieuse. Risquée. J'aimais cette façon de prendre des risques, même si elle risquait de voir ses troupes se mutiner contre elle et la prendre pour une cinglée d'introduire ainsi les loups dans la bergerie. Je ris légèrement quand elle me rétorquant avec malice qu'elle ne cherchait pas à être populaire, qu'elle aurait embrassé une carrière politique si elle avait désiré cela. Elle continua avec plus de sérieux, consciente du travail qui l'attendait.

« McBorough vous aurait-il laissé un organisme si fragile ? »

Bien sûr, la brigade avait été vivement critiquée suite au coup de poker des semi démons, mais je n'avais pas pensé que c'était à ce point critique. Cela dit, je n'étais pas un fervent admirateur de McBorough. Certaines décisions étaient particulièrement stupides. Je la prévins pourtant que la décision ne me revenait pas, ce dont elle avait bien conscience. Avant de demander ce qu'il en était des loups. Car il était logique de supposer qu'elle pouvait effectuer cette démarche chez les lycans, leur demande d'intégrer eux aussi la PES et faire ainsi de cette organisation quelque chose de plus grand, multi-racial. Une belle façon de montrer qu'en s'unissant nous pouvions faire de grandes choses. Un joli moyen de propagande également. Qui s'y laisserait prendre ?

« En somme, la PES va devenir une sorte d'ONU. C'est magnifique. »

J'étais légèrement ironique, mais... L'idée était là. Regrouper les volontaires de toutes races afin de garantir une certaine paix et de se débarrasser des semi-démons. L'idéal serait effectivement que ce soient des volontaires qui se joignent au projet. Mais y en aurait-il seulement ?

« Vous avez conscience que nous ne pourrions jamais voir la fin de cette démone ? »

Ah, elle était délicieuse. Un peu rêveuse. A l'écouter, on se demandait presque dans quel monde elle vivait. Elle avait une approche un peu... naïve. C'était sans compter tous les conflits internes qui pouvaient secouer chaque race, bien plus complexes qu'on ne pouvait l'imaginer.

« Pensez-vous seulement que cela ai la moindre chance de fonctionner ? Que d'allier humains, loups-garous et vampires puisse mener à l'éradication du mal et faire de nous tous des héros ? »

C'était exagéré, bien entendu. Mais j'avais de sérieux doutes quant à la faisabilité d'un tel projet. Sur le papier, c'était beau. En pratique... Difficilement réalisable.

Si Sasha savait que rien ne serait décidé ce soir, cette conversation aurait au moins le don de montrer la direction que souhaitait prendre la PES. Ou, en tout cas, celle que Sasha voulait lui donner. Elle entendait déjà les dents grincer par avance mais peu lui importait. C'était de toute façon trop tard, les dés étaient jetés, ne restait plus qu'à savoir quel résultat elle obtiendrait. N'ayant jamais vraiment eu de chance au jeu, elle espérait que, pour une fois, la tendance pourrait s'inverser.

Les propos du vampire étaient pertinents mais elle ne pouvait guère s'avouer vaincue aussi simplement. Même si elle pouvait sembler butée, elle ne devait pas dévier de sa ligne de conduite maintenant qu'elle l'avait clairement exposée.

"Peut-être. Mais il ne faut pas être trop prévisible. Après tout, ce genre de partenariat n'a encore jamais été tenté, nous ne savons pas encore ce qui peut arriver."

Probablement des gens furieux débarquant dans son bureau, des morts et d'autres choses qu'elle n'arrivait pas encore à imaginer, la situation étant effectivement pour le moins inédite.
Mais ce serait surement encore plus mauvais que tout ce qu'ils pourraient supposer, les humains étant particulièrement doués pour tirer le pire de chaque situation et, elle n'avait aucun doute que les vampires ou les loups l'étaient tout autant.

Au reste de ses propos, elle se contenta de secouer brièvement la tête avant de reprendre, d'un ton tranquille.

"Ce n'est pas que la PES qui est fragile mais tout ce qu'il a autour. L'organisme que je dirige n'est qu'une carte dans un château qui menace de s'effondrer à tout instant avec tout ce qui vient de se passer."

Les décisions de son ancien patron n'avaient peut-être pas aidé à ce que la PES reste forte. Mais elle ne comptait pas l'en blâmer, encore moins devant le vampire. Après tout, il était tout de même devenu le premier ministre et il ne fallait pas que certains fassent des amalgames un peu faciles.

A sa comparaison, elle laissa filer un franc sourire avant de reprendre, d'un ton plus léger.

"Vous connaissez l'une des particularité des soldats de l'ONU ? Ils n'ont pas le droit de tirer les premiers sauf dans des cas bien particuliers. Et encore, depuis quelques années à peine. Suite à un énième massacre face auquel ils avaient reçu l'ordre de ne rien faire. Vous pensez vraiment que la PES fera la même chose ?"

L'idée avait quelque chose de tellement improbable qu'elle ne pouvait qu'être amusée si la PES finissait par endosser cette image, d'autant que ce n'était pas du tout ce qu'elle voulait.
Tout ce qu'elle souhaitait, c'était trouver un moyen d'être plus forts pour arriver au bout de Maryana et du danger qu'elle représenter, si c'était seulement possible, ce dont elle doutait, malgré tout ce qu'elle semblait affirmer. Les propos du vampire ne firent que refléter ses propres pensées et Sasha laissa filer quelques instants de silence avant de souffler, la mine possible.

"C'est possible. Plus pour moi que pour vous d'ailleurs. L'humanité est tellement éphémère quand on la compare aux vies des vampires. Mais ce n'est pas une raison pour rester les bras croisés, non ?"

Elle reprit alors, le plus sérieusement du monde.

"J'espère aussi que le Père Noël m'apportera une Porsche rose fuchsia. Vous pensez que je peux demander un pack ?"

Elle laissa filer un silence, avalant une gorgée de vin avant de reprendre, d'un ton plus naturel.

"Désolée, je n'ai pas pu m'en empêcher. Et je me doute bien que nous ne partageons pas vraiment la même vision des choses, nos vécus sont bien différents après tout. Mais je l'ai vue renaitre sous mes yeux. Je sais de quoi elle est capable. Peut-être qu'une alliance avec elle serait plus avantageuse sur le court terme mais si demain elle décide que vous êtes vous aussi une menace, elle n'hésitera pas à tout faire pour vous éliminer de la surface de la terre."

Prenant une profonde inspiration, elle continua, toujours sur le même ton.

"Nous ne sommes pas des héros. Loin de là. En tout cas, je trouve cette idée un peu saugrenue non ? Et le mal ne sera jamais réellement éradiqué. Pour ça il faudra nous éliminer nous-mêmes. Mais comme je vous l'ai déjà dit, c'est une possibilité à ne pas négliger. Et si on ne peut pas nous en débarrasser, nous pouvons au moins le contenir un peu."

• Un fin sourire se dessina sur mes lèvres alors que la jeune elle prônait l'imprévisibilité de ce partenariat. Une sorte de coup de poker où nous pouvions gagner beaucoup, mais aussi perdre énormément. Elle, elle risquait sa crédibilité et je n'osais même pas imaginer tous les comptes qu'elle allait devoir rendre à ses supérieurs, à ses autres partenaires, alors qu'elle proposait tranquillement d'intégrer vampires et loups-garous dans la PES. Si jamais nous dérapions, elle le paierait cher. Je devais admettre qu'elle avait du culot et du cran. Sans doute ce qu'il fallait à la brigade pour se redresser. Que penserait Mc Borough de tout cela ? Je n'étais pas un grand admirateur de cet homme qui semblait ne pas nous avoir réellement compris alors qu'il proposait de faire des criminels des pommes de sang... Quelle terrible punition. Et nous passions encore pour des monstres dont les « méchants » devraient avoir peur. Cette idée m'incommodait. Je préférais, et de loin, que les pommes de sang soient volontaires. Et pas de la racaille humaine punie.
  
  « Nous ne le savons pas, mais nous pouvons nous en douter... J'espère juste être simplement trop pessimiste. »
  
  Je haussais les épaules.
  
  « J'ai vécu plusieurs vies Miss Oppenheimer et connu bien des désillusions, pardonnez-moi de ne pas partager votre optimisme quant à la réussite de cette entreprise. Cependant je dois reconnaître que les humains sont surprenants et capables d'user de ressources insoupçonnées... L'audace est parfois gagnante. J'espère que la votre le sera. Et que vous avez assez de volonté et de caractère pour affronter les vôtres, il va vous en falloir. »
  
  C'était une femme de caractère. Mais parfois, cela n'était pas suffisamment. Elle pouvait se faire broyer par la machine du pouvoir. Elle reprenait un main un organisme à bout de souffle. Il fallait du renouveau. Elle me détrompa cependant en me répondant que c'était le système qui était fragile. Ce qu'il s'était passé... avait ébranlé bien des fondations et des certitudes. Mc Borough avait-il seulement les épaules pour ça ?
  
  « Mc Borough est-il au courant de ce que vous ambitionnez de faire de la PES ? »
  
  C'était lui qui avait laissé les choses ainsi. Et qui maintenant se devait de prendre toutes les décisions concernant les citoyens écossais... On pouvait se poser des questions. Je comparais alors son projet à une sorte d'ONU, ce qui sembla la détendre amenant un grand sourire sur son beau visage. Avant qu'elle ne me rappelle que les soldats de l'ONU n'avaient pas le droit de tirer en premier, hormis quelques exceptions.
  
  « Hum, la comparaison est mal choisie en ce cas. Mais il serait de bon ton que la PES et les forces de l'ordre humaines ne tirent pas à vue sur ce qui leur semble une menace sans avoir quelques renseignements. Nous ne pardonnerons pas une seconde fois. Que les humains aient été effrayés et confus en voyant les vampires se retourner contre eux, je le conçois. Qu'il soit décidé de tirer à l'aveuglette, même sur les innocents, car oui, certains vampires l'étaient, ne vous en déplaise, risque de rompre de façon définitive toute alliance entre humains et vampires. Suis-je clair ? »
  
  Je préférais prendre quelques précautions. Le partenariat serait délicat et je ne pouvais garantir que tous les vampires se tiendraient correctement. Comme elle ne pouvait garantir que les humains sous ses ordres n'en profiteraient pas pour faire un peu de ménage. Mais je tenais à ce qu'elle prenne des précautions et se montre intègre à ce sujet. Je ferais de même. Elle assura que ce partenariat tiendrait le temps de faire chuter Maryanna et je fis remarquer que nous ne verrions peut être jamais cela arriver. Pour diverses raisons. Je ne pus réprimer un sourire en coin quand elle confirma, surtout dans son cas, créature si éphémère.
  
  « Effectivement. Sans doute est-ce parce que votre vie est si éphémère justement, que vous êtes si enclins à plonger dans l'action. »
  
  Elle ajouta alors quelque chose à propos du père noël, d'une façon si sérieuse qu'il me fallut une poignée de secondes pour saisir que c'était totalement décalé et de l'humour.
  
  « Vous pouvez toujours essayer... Une porche rose fuchsia hein ? Je suis déçu, je vous pensais plus discrète et d'un meilleur goût. »
  
  Elle s'excusa alors concernant son trait d'humour en sirotant son vin, reprenant avec davantage de sérieux.
  
  « Je n'ai jamais été contre un peu de légèreté. »
  
  Je hochais cependant la tête à ses paroles. Je n'étais pas dupe concernant les démons.
  
  « Les alliances sont ainsi faites qu'elles se font et se défont en fonction des occasions et des intérêts de chacun. »
  
  Qu'elle ne soit pas trop naïve à ce propos. Mon intérêt premier était la survie et la grandeur de ma race. Je ne m'encombrerais pas de principes moraux concernant mes alliés. Si je ne trouvais plus aucun intérêt à ce partenariat... il prendrait fin.
  
  « Miss Oppenheimer, vous voilà philosophe. »
  
  J'avais commenté ses paroles avec un air détendu. Mais elle n'avait pas tort. Même si certains se bornaient à stigmatiser le mal aux créatures telles que vampires, loup-garous et démons.
  
  « Mais je parlerais de tout cela à la reine. Et vous tiendrais bien entendu au courant. Si vous voulez le savoir, j'aurais tendance à avoir un avis plutôt favorable. »
  

Il était difficile d'être plus claire et surtout, plus franche, que n'avait pu l'être Sasha face au vampire. C'était peut-être idiot. Certains le clameraient sans aucun doute, mais ça ne leur donnerait qu'un peu plus de grain à moudre et, avec tout ce qu'elle leur apportait déjà, ils seraient tout simplement ravis. Si elle n'avait pas encore totalement idée de tout ce qui pourrait arriver si les choses dérapaient, elle se doutait que ce serait conséquent, très conséquent. Et qu'elle prendrait tout, directement en première ligne de ce projet complètement fou.

Elle laissa alors filer, avec un léger sourire en coin.

"J'espère que vous l'êtes également. Mais laissez simplement l'humanité vous surprendre alors."

Puis, elle continua, d'un ton plus pensif.

"L'audace est probablement la seule chose qui nous sauvera. Trop de prudence ne servirait qu'à retarder le moment fatidique et je préfère attaquer avant d'être acculée. Au moins, ça donne l'impression d'être maitre de ses mouvements. Mais je n'ai pas vécu autant que vies que vous, je n'ai pas eu le temps de me défaire de mes illusions ou de me confirmer que cette stratégie est meilleure qu'une autre. Quant au caractère pour faire face à tout cela… je suppose que nous serons rapidement fixés."

Sasha espérait que les qualités qui avaient fait d'elle une agent de terrain acharnée et qui avaient poussé Mc Borough à la nommer à ce poste seraient suffisantes pour lui permettre de mener ce projet de front. Elle se sentait tout de même particulièrement seule, se demandant bien souvent ce qui manquerait et qui lui sauterait aux yeux le moment venu.

Le fantôme de son ancien patron et nouveau ministre ne flottait d'ailleurs jamais bien loin, de Valombre l'évoquant à nouveau pour savoir son avis sur le projet.

"Il est au courant oui. C'était même lui qui avait initié l'idée d'une brigade de surnaturels. Mais je ne saurais vous dire s'il aurait employé les mêmes méthodes que moi ou pas. Et s'il vous aurait proposé de venir boire un verre ici."

Quels que soient les griefs de Sasha contre Mc Borough, elle ne pouvait s'empêcher de sourire à l'idée de l'imaginer en tête à tête avec le vampire, sans bien savoir pourquoi. S'il approuvait ou non sa démarche et la façon dont elle comptait essayer de remettre la PES d'aplomb, ça aussi c'était quelque chose qu'elle apprendrait bien assez tôt. Elle ne doutait pas qu'elle serait rapidement convoquée ou qu'il viendrait lui rendre une petite visite dès que cette soirée se serait ébruitée.

Si la comparaison du vampire avec l'ONU avait quelque chose d'amusant, le reste de ses propos l'était nettement moins. Sasha pouvait tout à fait comprendre la situation et elle avait pu avoir un aperçu des dégâts lors des récents évènements.

Elle laissa filer quelques instants de silence. Il lui avait fallu longtemps pour prendre sur elle et pour passer outre les aprioris qu'elle avait sur les vampires. Le terme innocent n'était clairement pas le premier qui lui venait à l'esprit lorsqu'elle pensait à eux mais, si elle voulait que les choses fonctionnent, il fallait qu'elle prenne sur elle. Sans cela, elle pourrait difficilement demander à d'autres de faire de même, quel que soit son avis personnel sur le sujet.

"Vous êtes très clair. C'était une erreur qu'il ne faudra pas reproduire, je suis d'accord avec vous. Je demanderais clairement à ce qu'aucun membre de la PES ne tire sur des innocents. Quelle que soit leur nature. Et je me rapprocherais des forces de l'ordre si notre partenariat se fait plus concret pour leur exposer la situation. Le sang coulera suffisamment pour que nous ayons à nous rajouter des victimes supplémentaires sur la conscience, n'est ce pas ?"

Sasha s'était faite bien plus sérieuse, surtout à ses derniers mots. Elle savait très bien que maintenir un semblant de cohésion entre les différents partenaires relèverait d'un exercice d'équilibriste des plus complexes. Et le tout, sans filet. Alors, autant ne pas rajouter d'embûches sur un chemin qui semblait déjà noyé sous les obstacles. Laissant échapper une moue, elle continua, la mine pensive.

"Tout le monde n'est pas de cet avis. En ayant une vie bien plus courte, certains préfèrent de loin privilégier leur petit confort plutôt que de risquer d'y perdre gros. Cela peut facilement se comprendre aussi."

C'est sur un ton tout aussi sérieux qu'elle continua, évoquant le Père Noël et la Porsche et la réaction du vampire lui arracha un sourire alors qu'elle haussait les épaules.

"Je me demande surtout la tête que feraient les gens en me voyant arriver au bureau au volant de cette… chose au lieu de l'habituelle berline noire. Rien que pour ça, je vous avoue que je serais prête à faire preuve de mauvais goût, même une seconde."

Reposant son verre vide, elle grimaça légèrement à ses propos, ajoutant, d'un ton tranquille.

"Il parait que j'ai toujours été trop sérieuse pour la légèreté. Mais ces derniers temps, il est vrai que ça ne peut pas faire de mal."

Une alliance possible avec les démons devait forcément être évoquée. Sasha n'était pas dupe, elle savait que si une meilleur opportunité se présenterait à eux, leur partenariat risquerait d'être annulé. Mais elle ne pouvait de toute façon pas se permettre de rester les bras croisés en attendant de voir s'ils s'entretueraient avant d'éliminer tous les humains ou pas. C'était aussi pour ça qu'elle montrait son jeu, en espérant que ce serait suffisant.

"Et bien, j'espère que nos intérêts seront suffisamment convergents pour qu'il y ait une véritable alliance. Quant à mon coté philosophe. J'avoue le découvrir moi-même ce soir. Peut-être faudrait-il que je fréquente plus souvent cet endroit, allez savoir."

A ses derniers mots, elle retint un soupir de soulagement, essayant de garder une expression aussi neutre que possible même si un mince sourire se dessina sur ses traits.

"Bien. Je suis heureuse de savoir que vous ferez le relai auprès de la Reine. Si elle souhaite me voir, je m'arrangerais pour être disponible quand ce sera nécessaire. Et je vous remercie pour votre avis moi qui vous croyait particulièrement pessimiste sur le sujet."

Son sourire s'était fait un peu plus large mais elle appréciait qu'il lui ait donné son opinion. Peut-être que son idée finirait par aboutir au final.

« Je ne demande que cela. Le jour où rien ne pourra plus me surprendre sera le jour où la vie n'aura plus d'intérêt. »

L'ennui guettait les immortels. Parce qu'au bout de plusieurs centaines d'années, on revenait de tout et la vie n'avait plus de réelle saveur, à moins de la mettre en danger, comme Constance avait pu le faire. J'espérais bien me protéger de cela. Je n'étais pas encore blasé. Cette femme, par exemple, réussissait à me prendre de cours avec sa proposition un peu folle. Son audace était louable, bien qu'elle pouvait aussi lui coûter sa place. C'était un coup de poker et elle en avait parfaitement conscience.

« C'est une stratégie comme une autre... Porter le premier coup, profiter de la surprise. Certaines batailles ont été gagnées ainsi. »

Des batailles sur lesquelles personne n'aurait misé et pourtant, des hommes audacieux, des génies de la stratégie avaient réussi un coup de maître et renverser la vapeur. Alors pourquoi pas ? Qui étais-je pour juger de la réussite ou non de cette entreprise ? Personne. Et qu'importe le nombre d'années derrière moi, je n'avais pas l'arrogance de me croire sage. Je lui demandais alors si Philippe savait ce qu'elle projetait de faire. Il était Premier Ministre, il devait savoir ce qui se passait au sein de la PES malgré tout, conserver un œil dessus. Elle me confirma qu'il le savait et avait même eu l'idée avant.

« Et si je vous avouais que je préfère infiniment me trouver avec vous ici, qu'avec lui ? Vous êtes indéniablement de plus charmante compagnie... Toutes les initiatives de Mc Borough ne sont pas heureuses... Comme cette idée saugrenue de faire des criminels et repris de justice des pommes de sang... pardonnez ma franchise, mais je trouve ce concept totalement idiot et déplacé. Il faut bien mal connaître les vampires pour oser proposer cette infamie. Sans compter que cela ne fait que nous désigner comme des bourreaux... De vilains croquemitaines... Si vous n'êtes pas sage, vous deviendrez des réservoirs de sang pour vampires, gare à vous ! »

J'avais pris une voix moralisatrice pour la dernière phrase, comme un père avec son enfant. Ma désapprobation était évidente et je ne m'en cachais pas.

« Les pommes de sang sont des humains libres et consentants. Il ne peut en être autrement, ou le partenariat ne peut fonctionner correctement... »

Oh bien sûr, il était toujours possible d'avoir un élevage d'humains enfermés quelque part, sur lesquels se jeter pour assouvir ses appétits... Mais cela faisait long feu. Sans compter que nous n'avions le droit qu'à une seule pomme, dont il fallait prendre soin. Alors des criminels ? Non.

« Quoiqu'il en soit, c'était une décision maladroite et malvenue. »

Les choses étaient dites. Et ce ne furent pas les dernières. Permettre à plusieurs races différentes de travailler ensemble n'allait pas sans quelques risques et quelques débordements et je mettais un point d'honneur à ce que les choses soient bien claires. Je me devais de protéger les miens et de ne pas tolérer que des humains trop zélés se mettent à tuer des vampires sans sommation, comme c'était arrivé en février. Je n'avais toujours pas digéré cet épisode et cela était visible. Elle n'en prit pas ombrage et abonda même dans mon sens.

« Nous sommes d'accord. »

Je lui dis alors que c'était sans doute la courte vie des humains qui les rendait prompts à plonger dans l'action et elle me détrompa. Je souris, tout en nuançant :

« Certains. Mais pas des gens comme vous. »

Elle se permit alors un petit trait d'humour auquel je répondis, pas du tout hermétique à la légèreté alors que la conversation était des plus sérieuse et mon sourire s'élargit en imaginant la jeune femme au volant d'une voiture de luxe rose... De quoi entamer sa crédibilité.

« Il ne manquerait plus que vous deveniez blonde pour parachever le tout. »

Je hochais la tête quand elle me confia qu'on l'avait toujours qualifiée de trop sérieuse et qu'un peu d'humour ne pouvait pas faire de mal dans ce climat lourd et tendu. Malheureusement, je balayais cette légèreté en parlant des semi-démons et de l'opportunité qu'ils pouvaient être pour nous, en tant qu'alliance, lui rappelant qu'elles allaient et venaient. L'honneur était une chose précieuse, les promesses aussi, mais parfois, cela ne pouvait tenir face à la survie d'une race...

« Je pense qu'ils le sont pour le moment. Et si vous devenez une cliente régulière, je me ferais un plaisir de vous accompagner parfois, si toutefois, ma compagnie ne vous est pas déplaisante. »

Je lui adressais un clin d'oeil, avant de lui assurer que je parlerais de sa proposition à Morgane et étais plutôt favorable à l'idée. Il faudrait la retravailler et affiner les termes de l'accord, mais sinon, elle n'était pas mauvaise.

« Je pense effectivement, qu'elle souhaitera s'entretenir avec vous des détails. Et le pessimisme ne m'empêche pas de souhaiter me tromper et miser sur votre optimisme. »

Je terminais mon verre, glissant un billet sur la table.

« Il me semble que tout a été dit. Ce fut un plaisir Miss Oppenheimer. »

Je me levais alors, approchant pour m'emparer de sa main et la baiser, ajoutant avec un brin de malice :

« Et n'oubliez pas de penser à moi si d'aventure, vous désirez revenir ici. Vous aurez rapidement de mes nouvelles. Au plaisir. »

Je la relâchais alors et quittais l'établissement. J'avais encore tant à faire...

L'observant quelques instants, elle haussa légèrement les épaules avant de souffler, d'un ton léger.

"Et bien, gageons que cela ne vous arrivera jamais et que, pour l'heure, ce sera à nous de vous surprendre avant que vous ne soyez obligé de trouver d'autre sources d'intérêt ailleurs."

Sasha n'arrivait guère à concevoir comment l'ennui pouvait la guetter, elle qui n'arrivait même pas à faire le nécessaire et qui manquait constamment de temps. Mais, à bien y réfléchir, à vivre des centaines d'années, on finissait probablement par avoir une vision du monde bien différente et par avoir peut-être fait le tour de bien des choses. C'était visiblement ce qu'il sous entendait et qu'elle pourrait difficilement concevoir du haut de sa petite humanité.

Au reste de ses propos, elle hocha doucement la tête, la mine pensive.

"Et bien, on dit souvent que la meilleure défense c'est l'attaque non ? Autant voir si l'adage a une valeur quelconque avant de songer à un plan B moins audacieux."

Elle ne serait de toute façon pas là pour assister à ce plan B si le A ne s'avérait pas payant. Souhaitant intérieurement bien du courage à celui qui prendrait la relève, elle laissa alors filer, amusée tout d'abord, puis un rien plus sérieuse.

"J'avoue, je préfère que ma compagnie vous soit plus agréable que celle de mon prédécesseur, c'est beaucoup plus flatteur. Quant à son idée de faire des pommes de sang… je ne suis pas particulièrement du genre à critiquer ouvertement les décisions de notre nouveau premier ministre mais là…"

Elle grimaça, avant d'ajouter, d'un ton tranquille.

"… on va dire que son idée était particulièrement inappropriée et hasardeuse. C'est un bon exemple de ce qu'il ne faut pas faire si l'on souhaite travailler de concert et éviter les dérapages de tous les cotés."

Sasha ne préféra pas faire d'autre commentaire, surtout concernant la bonne volonté des pommes de sang. Elle n'avait que rarement fréquenté les vampires et avait du mal à ne pas désapprouver ce genre de comportement.

Quant au reste de ses propos, difficile de ne pas abonder dans son sens. La situation avait souvent été tendue entre humains et vampires mais, ces derniers temps, elle avait parfois l'impression que les choses ne faisaient qu'empirer. Et il fallait absolument endiguer le flot de problèmes avant que tout ne dérape pour de bon et que les choses n'aillent beaucoup trop loin sans espoir de retour. Comme de faire face à une alliance démons-vampires. Sasha savait qu'ils ne seraient pas de force à lutter, quand bien même ils iraient demander de l'aide aux loups et qu'il faudrait des dizaines d'années voire bien plus pour arriver à s'en sortir. A supposer qu'ils s'en sortent.

Si elle se contenta de hocher une nouvelle fois la tête pour confirmer ses propos, elle rétorqua ensuite, non sans ironie.

"C'est peut-être aussi ce qui raccourcit drastiquement notre existence. L'action n'est guère compatible avec une espérance de vie élevée, chez les humains en tout cas."

Elle n'était pas dupe quant à ses chances de survie, surtout avec tout ce qui se passait en ce moment. Mais, au moins, elle ne restait pas planquée dans son appartement à craindre ce qui allait arriver le lendemain. Quitte à mourir, elle le ferait debout, sans faillir, quoi qu'il lui arrive.

Attrapant une des mèches de cheveux, elle souffla alors, la mine faussement pensive.

"Idée intéressante, moi qui songeait à changer de look. Comme ça je serais effectivement parfaitement assortie à ma future voiture."

La légèreté disparut rapidement pour laisser une nouvelle fois la place au sérieux de leur discussion. Après tout, ils n'étaient pas là pour badiner et pour oublier leurs problèmes mais pour justement les poser à plat et essayer de voir ce qui pouvait être fait. Et, visiblement, ils ne s'en étaient pas trop mal sortis.

"C'est une bonne chose. A nous de faire en sorte que la situation perdure donc. Et si je deviens une cliente régulière, j'apprécierais grandement votre compagnie, surtout maintenant que je sais que vous me préférez à Mc Borough."

A son clin d'œil elle répondit par un sourire amusé avant qu'il ne confirme qu'elle devrait probablement rencontrer leur Reine. Elle espérait que les choses se feraient rapidement, qu'ils ne passeraient pas des siècles à tergiverser. Leur notion du temps n'était pas vraiment la même mais elle ne souhaitait pas du tout le presser, surtout qu'il semblait vouloir faire pencher la balance en sa faveur. Son optimisme ne ferait pas long feu si elle n'arrivait pas à quelque chose de concret et tant qu'elle continuerait à avoir l'impression qu'ils étaient seuls à lutter contre les attaques démoniaques.

"Ce fut un plaisir partagé monsieur de Valombre. Je ne vous oublierai pas, ne vous en faites pas. Et j'attends de vos nouvelles avec impatience."

Elle avait retenu sans bien savoir comment un sursaut lors du baisemain, ne s'attendant guère à ce genre de comportement devenu on ne peut plus désuet avec le temps. Elle fixa alors la silhouette qui quittait le restaurant, poussant un profond soupir de soulagement. Les choses s'étaient bien mieux passées qu'elle ne l'avait imaginé. Rien n'était gagné, c'était évident, mais, au moins, elle était encore entière et pas complètement grillée auprès des vampires. En tout cas, elle l'espérait.

Tapotant alors son oreillette, elle souffla alors, parlant dans le vide alors qu'elle se relevait à son tour.

"Bon les gars, on en a fini pour aujourd'hui. Il est temps de rentrer et de souffler."

Enfin, pour eux surtout. Elle avait quant à elle un rapport à taper, tant que les choses étaient encore bien fraiches dans son esprit. Et beaucoup de travail.