Je me sens mal, comme si un camion venait de me rouler dessus.
Je cale mon dos contre le mur, m'accordant une pause de quelques secondes. Je crois me souvenir qu'après cette ruelle, il me faut tourner à droite et poursuivre encore sur une centaine de mètres avant de déboucher sur le parking. J'ai laissé ma voiture là-bas... J'ai simplement comme un doute sur ma capacité à l'atteindre, et surtout à conduire pendant une heure dans cet état afin de rentrer à Glasgow. Je peux simplement me contenter de m'affaler sur la banquette d'arrière et d'attendre de voir le lendemain. Il fait nuit noire. Je me retrouve seul, en vrac, dans une ruelle sombre à l'arrière d'un bar et d'une boutique à la devanture douteuse. Au moins, je n'ai pas l'impression de trancher avec le décor. On dirait seulement que je suis bourré, avec ma démarche boiteuse. Quelqu'un d'attentif ne se tromperait pas, mais la plupart me jette à peine un regard avant de retourner à leurs affaires. Ils ont vu ce qu'ils voulaient voir, ou ce que je voulais bien leur montrer.

J'ai relevé ma manche droite, pliée et repliée afin de masquer le sang qui la maculait. J'ai encore ce goût de fer qui m'emplit la bouche, de celui mêlé du sien et du mien. J'en déguste les dernières saveurs, incapable de me chasser son image de la tête. Je me sens las comme jamais, fracassé, et pourtant ce souvenir encore vivace arrive à me procurer un peu de force. C'est étrange, vraiment... De sentir le sang continuer de pulser à ses veines juste à cette pensée. Un doux venin qui parvient encore à maintenir son emprise, alors que je l'ai quitté depuis une bonne vingtaine de minutes désormais. Et puis, je me raisonne bien vite. Je chasse tant bien que mal ses idées persistantes pour renouer avec cette souffrance si familière. Ma clavicule me lance, là où la balle en argent a traversé, depuis un moment maintenant. Ma jambe, c'est encore bien pire... Un peu plus d'une semaine, à peine. J'ai fait bien trop de folies de mon corps cette nuit pour qu'elle cicatrise correctement. Je vais être cloué un moment. Je sens une migraine persistante, là où mon crâne a été explosé contre le sol. Je lui ai bien rendu la pareille, pour ce coup-là. Et pour la balle en traître, quelque chose me dit que les occasions se représenteront...

Je plisse le regard. Une silhouette approche, à pas mesuré. Personne d'autres aux environs directs... Je ne m'en formalise pas. J'attends sagement qu'elle passe, et ne s'arrête pas sur moi. Et pourtant, elle ralentit encore la cadence à mon approche. Merde. Je pensais avoir assez mauvaise mine pour que personne ne se décide à en faire autant, à moins que je sois tombé sur un bon samaritain qui a envie de ramasser quelqu'un. Quand je vivais dans la rue, autrefois, ça arrivait parfois... Mais c'était plus souvent qu'ils débarquaient en groupe pour tabasser du clochard, histoire de rire un bon coup. Je relève le regard, et croise celui-ci, qui a presque les mêmes nuances que le mien. Ce bleu, avec la même lueur de prédateur que le Loup, ne me met pas tellement en confiance. C'est une très belle femme, à la chevelure d'ébène et la peau de nacre. Pour autant, elle ne m'intéresse pas. C'est bien une première, et j'en viens à me demander à quel point Tania a réussi à s'imposer autant à mes pensées. Je secoue la tête et souffle un sourire.

- Si vous vous arrêtez pour ramasser les chats errants, vous devriez fouiller derrière les poubelles.

Je repose une main contre la pierre froide, prêt à reprendre ma marche. Je fais comme si de rien, comme si elle n'était pas là. Pourtant, je guette le moindre de ses mouvements. Les belles femmes, seules en pleine nuit, qui se permettent d'approcher de moi sans crainte... Ce n'est pas un fait assez habituel pour que je relâche ma vigilance. J'ai l'impression que la douleur est encore plus vive après m'être accordé une pause. C'était une mauvaise idée, par bien des aspects.

J’ai la sensation étrange et désagréable d’être une proie… Ce qui m’arrive assez peu souvent, il faut dire, et encore moins face à une belle femme. Je me stoppe dans mon mouvement, inclinant la tête avec un éclat perplexe dans le regard à sa répartie. Je me retourne pour moitié vers elle et la détaille de haut en bas, appréciateur. On dirait qu’elle sort tout droit d’une publicité pour parfum et dénote clairement avec le décor. Je laisse quelques secondes filer avant de lâcher un bref rire. Non, je n’ai pas affaire à une âme charitable qui se serait arrêtée sur ma route… Mais cette inconnue s’est bien arrêtée pour moi. Je perçois de la faim au fond de l’azur de son regard.

- Flatteuse, à ce que je vois.

Je dois faire peine à voir, ce qui rend la situation encore plus ironique. Un lion ? Oui, si on prend en compte que je me sens effectivement mort ce soir… J’ai l’impression que plus les minutes filent et plus la douleur se fait écrasante. Je suis rarement raisonnable mais je considère avoir fait assez de folies pour la soirée et ne pas chercher à en rajouter. Peut-être que, pour une fois, je me sens assez rassasié en terme de sexe et violence pour savourer une bonne nuit de repos. A moins que l’image persistante de Tania réussit vraiment à éclipser toutes les autres… Au moins momentanément. Rien que cette idée parviendrait à me faire rire de plus belle. Impossible, ça.
Je lâche le mur de la main et endure en silence, lui faisant face avec mon reste de dignité. Je m’en voudrais de lui renvoyer une image différente… Surtout que je suis habitué à ce que les rôles soient inversés. C’est moi le traqueur, en temps normal.

- Désolé ma belle, mais je ne suis pas intéressé. Pas ce soir, en tout cas. Il va falloir te trouver une autre cible pour ta soirée inoubliable… Enfin, vu le quartier, tu risques de chercher un certain temps encore avant d’en trouver un à la hauteur. C’est le jeu !

J’hausse les épaules et lui rends un petit sourire en coin avant de tourner les talons. J’ai tiqué un peu quand elle a parlé de capture. Peu importe. Ce n’est bien qu’une métaphore, une drague originale… Et surtout, ce n’est pas comme si une femme était vraiment en mesure de m’enchaîner. Je ne suis peut-être pas aussi serein que je voudrais le faire paraître à lui tourner le dos ainsi. Je me montre encore à cran, comme après chaque contrat, tout simplement. Je glisse une main à la poche de ma veste, qui rentre en contact avec l’œil de ma victime. J’avale encore un peu de sang qui m’arrivait à la bouche. Je continue d’avancer. Oui, mieux vaut ne pas traîner davantage… Sinon je vais vraiment m’écrouler comme un vieil ivrogne bien imbibé à l’arrière de ce bar et ne plus me relever.

- Sauf si tu as envie de faire un bout de route ensemble… Sinon je te dis à un de ces jours, la lionne.

Je m'arrête et penche la tête sur le côté, saisissant ce léger murmure lâché au vent comme la pire des menaces. L'espace d'un instant, mon sourire a disparu. Je me retourne pour moitié et l'observe du coin de l'œil, guettant ses réactions avec une attention nouvelle. Je réfléchis à toute vitesse, et bien plus sérieusement, à ce que peut sous-entendre ses phrases nébuleuses. Je fais face à une jolie créature qui a envie de jouer à mes dépends, et qui songeait peut-être bien sérieusement à m'enfermer. Si je viens de tomber sur une simple humaine avec quelques lubies étranges, le problème sera rapidement réglé. Par contre, une autre hypothèse plus désagréable s'impose doucement à mon esprit. Je croise à nouveau ce regard, plein d'avidité. Je connais un tout autre type de créatures qui sont aussi joueuses, retorses et apprécient un peu trop ma compagnie pour mon propre bien... Les vampires. Ce serait un sérieux coup de malchance, mais ce n'est pas impossible. Les sangsues ont cette faculté de vous traquer sur de longues distances sans vouloir vous lâcher... Sauf qu'elles attaquent souvent à vue, dès que mon odeur de bon steak à se mettre sous la dent leur monte aux narines. Elle est un peu trop calme pour en être... Même si elle ne me lâche pas d'une semelle non plus. Merde. J'aurais dû profiter de mettre un peu de distance entre nous pour me transformer et disparaître dans la nuit, sans attendre le fin mot de l'histoire. Une réaction peut-être excessive au premier abord, mais qui peut se révéler salutaire dans de bien nombreuses situations.

J'enfonce mes mains dans les poches de mon jean, sentant le contact rassurant de mon flingue tout juste à portée. Je fais en sorte de paraître naturel, peu inquiété. Je lui rends un sourire en coin, mutin, et continue sur ma lancée comme si je n'avais pas compris de quoi il pouvait être question.

- Laisse-moi deviner... Tu es plutôt du genre dominatrice, à sortir le fouet pour dresser les grands félins, c'est ça ?

J'ai envie de reculer, instinctivement, quand elle se rapproche aussi près de mon oreille. Je recueille ses murmures, son souffle sur ma peau. Je croise la glace de ce regard, qui se fissure doucement sous cette faim dévorante. Elle me laisse autant de certitudes que d'incertitudes. J'ai besoin d'en avoir plus, tout comme l'envie déraisonnable de la voir céder s'impose à moi. Je glisse ma main à sa nuque et attire son visage contre le mien. J'ai du sang sur les mains, mais le seul qui doit l'intéresser est celui encore à mes lèvres. Je veux la goûter, la sentir... Et saisir cette fragrance que mes autres formes peinent bien moins à distinguer. Vampire.

Je me crispe, quand le doute se fait réalité implacable. Je sais qu'il est déjà trop tard pour faire machine arrière, mais si mon odeur est si attractive, je tiens peut-être encore ma chance d'inverser la tendance. Qu'elle sorte de sa torpeur trop tard, alors que ma main est déjà sur la crosse de mon arme. Je ne vais pas attendre de viser le cœur pour tirer... Tant que le premier coup est pour moi, je parviendrais à me dégager et mieux ajuster le prochain ensuite.

Les Années Sanglantes m'auront appris que le nectar le plus irrésistible pour ces sangsues restera toujours le nôtre, celui de mon espèce. Je ne compte plus le nombre de fois que je me suis employé à renverser la situation, en les rendant fou à l'odeur de mon sang. Je m'en suis servi afin de les rabattre sur les lycanthropes, en leur tendant des embuscades mortelles. Le papillon aura toujours à cœur de jouer des illusions, de cette magnifique fragilité qu'il dégage, avant de se substituer à l'assaut mortel de crocs ou de plomb.
En cette nuit, rien n'est différent. C'est peut-être bien moi qui suis tombé dans une embuscade tendue par une autre, mais je ne me suis jamais laissé aller à supplier, à croire que l'on m'épargnerait si j'en faisais la demande. Depuis toujours, j'ai appris à souffrir en silence, attendre l'instant propice, et mordre ou m'évader quand l'opportunité s'offre à moi. La pitié comme la bravoure n'ont pas leur place en mon monde. J'agis, même s'il s'agit peut-être du chant du cygne.

Je sens ses crocs percer enfin, révéler sa nature véritable. Elle a une emprise phénoménale sur sa faim, sans que je ne parvienne à déterminer si c'est une bonne ou mauvaise chose pour moi. Je me crispe et mords en représailles quand la douleur est ravivée à mes lèvres. La peur referme son emprise en même temps que la froideur de ses doigts sur les miens. Un sentiment d'urgence m'envahit, mais il révèle son éclat bien trop tard. Nous jouons, tous autant que nous sommes... Ma vie, sur un coup de poker, dont je viens de perdre la mise. J'ai eu le temps de sortir mon arme de son holster, mais les os se brisent avant que je ne puisse appuyer sur la détente. J'hurle de douleur. Je refuse de lâcher mon seul salut. Et pourtant, ma volonté ne peut suffire là où le corps ne peut plus suivre. J'entends le tintement métallique contre le sol. Je baisse le regard sur mes doigts, tordus selon un angle bizarre. Je suis foutu.

Mon dos heurte un mur. Mon regard revient bien vite affronter cette glace qui se brise, me brise. La douleur occulte toutes pensées cohérentes alors que je me sens soulevé de sol, rien qu'un pantin entre les mains d'une créature certainement trop ancienne pour que je puisse donner le change. Je ne connais qu'une mélodie plus puissante que ce rire de dément, que cette souffrance qui me tiraille... L'instinct. Je n'ai plus qu'une chance de survie. Je me dois de la saisir, peu importe les conséquences.
Je pose ma main valide à son bras pour aspirer une goulée d'air salvatrice tout comme pour m'en servir d'appui. Je ferme les yeux... Et disparais. Mes vêtements et mes armes tombent en un tas compact au sol. Je les rouvre sur un ciel étoilé, visible par-delà de multiples facettes. Sa lumière m'éblouit et m'attire. Je bats des ailes, malgré la douleur que chaque mouvement me suscite. L'instinct me dicte de ne pas m'arrêter, quand la toile de l'araignée menace de me les déchirer pour de bon. J'entrevois le bout d'une de mes ailes incliné et estropié, me forçant à voler par intermittence avant de me raccrocher au mur pour m'en servir de tremplin. Je cherche à aller plus haut, toujours plus haut, hors de portée.
Prendre au dépourvu mon adversaire est ma seule chance de fuir. Je suis quasiment aveugle dans ce noir abyssal, papillon de jour qui ne se focalise alors plus que sur les odeurs et les sensations. Je vise les étoiles et c'est tout ce qui m'importe, car l'éclat bleuté des ailes du morpho n'est plus dans la nuit que reflet invisible. Je ne dois plus exister à ses yeux, saisir l'opportunité de disparaître. Seulement disparaître.

Je n'ai encore jamais vu une sangsue me lâcher après qu'elle m'ait repérée. Enfin si, seulement quand elles sont définitivement mortes. J'aperçois du coin de l'œil mes deux armes au sol, qui sont mon seul salut face à cette engeance. L'une d'elle est toujours chargée avec des balles en argent. Ils ont beau être extrêmement rapides, ils se trahissent souvent bien vite, ce qui me laissent l'occasion de tirer en premier. Souvent, la surprise d'une contre-attaque aussi létale les prend assez au dépourvu pour qu'ils se stoppent... Et qu'ils crèvent enfin, pour de bon. Je n'arrête pas de me demander l'âge que peut avoir celle qui me fait face, et surtout, comment est-il possible que j'ai une poisse pareille ? Je suis certain de ne jamais l'avoir rencontré. Elle ne pouvait pas m'attendre. Merde. Je sors d'un contrat, sans doute le seul depuis bien des années que j'ai mené blessé. J'ai pris bien des risques inconsidérés en cette nuit, que je prends rarement d'habitude. Et, comme de par hasard, il faut que je tombe sur un vampire plusieurs fois centenaires à la sortie. Question de karma ? Quelle importance. Je suis foutu.
Je pense à la Meute, à cette offre que l'on m'avait fait d'être Exécuteur... Ils ont placé leur confiance en moi et je la gâche bêtement, durant le dernier contrat que je comptais mener à bien, avant de peut-être arrêter les frais pour me consacrer pleinement à ce nouveau rôle. Et quoi ? Finalement, je vais être exécuté. C'est tout ? Peut-être bien. Je me suis préparé à cette éventualité depuis bien longtemps. J'ai la peur au ventre, la douleur qui m'assaille de toute part. C'est presque drôle, comme la mort ressemble au tout point au début de mon existence... Celle qui aura vu naître le papillon. J'aurais vécu aussi magnifique, aussi éphémère qu'ils peuvent l'être.

Je l'entends. De lion, je suis devenu chaton. Je me sens quantité négligeable, rien qu'une expérience qui pimente une nuit ressemblant à tant d'autres. Un jouet entre ses pattes, qu'elle aura tôt fait d'épingler sur son tableau de chasse... Que je hais quand les situations s'inversent. C'est moi le prédateur, le traqueur implacable. Je ne suis pas une foutue proie que l'on chasse.
Je perçois le mouvement, de par mes yeux aux multiples facettes. L'ombre d'une main qui m'englobe. Je me fige. Je sais parfaitement comment réagir quand on essaie de me coincer sous ma forme furtive... Les crocs tranchent la chair tandis que le Loup jaillit dans un éclair blanc du mur. L'odeur de son sang m'enivre. Je me réceptionne au sol... Mal. Je ne peux pas compter sur ma patte arrière qui se dérobe sous mon poids. Je gémis, incapable de poser celle de devant. Je suis déjà au sol quand le coup me cueille au museau. J'entends encore un craquement qui se propage dans la nuit. Je m'affale sur le côté. J'entends le Loup gémir, et ressens d'autant plus désespérément cette solitude poignante sous cette forme. Je lutte pour respirer, dans un sifflement rauque. J'ai mal. Tellement mal. C'est le sang de mon propre ennemi qui m'accorde un léger sursis, l'étau de la souffrance me comprimant un peu moins l'esprit. Je ferme les yeux, immobile. J'attends qu'elle s'approche.

Je ne suis à personne.
J'ai vécu libre. Je mourrais libre.

Dans un dernier sursaut, je me relève pour mordre. Je n'ai pas le temps de refermer mes crocs sur sa chair que les ténèbres m'accueillent enfin. Je n'emporte que l'odeur du sang et l'éclat blafard de la lune en dernier souvenir, à travers la mort. Ce fut... Parfait.