Je serre ma veste autour de moi, frissonnante et tremblante, alors que ma démarche est rapide autant que chaotique. Je jette fréquemment des regards en arrière, sur le vif, anxieuse et nerveuse comme jamais. Mon sac de cours se balance irrégulièrement, heurtant mon dos de temps à autre. J'ai séché les cours, tout simplement, je me suis cassée sans prévenir personne, pas même les filles avec lesquelles je traîne d'habitude au lycée. Mais j'en ai marre, j'en peux plus. C'est devenu impossible de rester assise sur une chaise ; c'est hors de mes capacités. Pas alors qu'un orage gronde en permanence au fond de moi sans que j'arrive à le contrôler, sans que je puisse pour autant le laisser éclater. Mais j'ai quasiment pas de nouvelles de Lexie ni de Sav, alors que je me rends compte que ce sont peut être les seules avec qui je puisse être moi même... Et puis Darren. J'ai sans cesse cette odeur et ce visage qui flottent devant mes yeux. Je subis, impuissante, des sentiments qui sont hors de portée et qui ne m'appartiennent pas... J'aurai préféré qu'il soit mort plutôt que vampire, oh que oui. Je pensais pouvoir m'en détacher, mais finalement je ne vaux pas mieux que toutes les autres nanas de mon âge... Même si je ne suis pas humaine, même si je n'arrive pas à vivre avec elle. Au moins, j'arrive encore à ressentir des sentiments humains... Même s'il faut avouer qu'ils sont plus exacerbés chez moi que chez un humain lambda. C'est encore pire du coup ; je fais tout ce que je peux pour les gérer, mais si je me connais de mieux en mieux, ça devient toujours plus dur. J'en ai tout simplement eu marre, je voyais pas ce que je faisais là, j'en pouvais plus, je voulais juste sortir, courir... Et putain, qu'est-ce que j'avais faim. Ils nous ont servi trois pauvres pâtes qui se courraient après avec une petite tranche de tomate dans une mini-assiette, et ils se figurent nous faire tenir jusqu'au soir avec ça. Non mais. Alors oui, si je suis partie, c'est peut être aussi pour éviter de dévisager mes camarades de classe comme d'appétissants morceaux de viande toute l'après midi...

Je sais où je vais. Quand je suis sortie, j'ai pas du tout réfléchi ; je pensais d'abord que j'y arriverai pas, mais j'ai eu aucun contrôle à passer. Je me suis éclipsée, j'ai passé les grilles du lycée et j'ai filé comme un éclair dans la rue. Raser les murs, marcher vite. Ne pas me faire voir. Je tournais la tête quand je croisais quelqu'un, histoire qu'on ne me reconnaisse pas. J'ai marché plusieurs minutes comme ça, avant de me stopper pour me demander tout simplement où j'allais. Ne pouvant pas rentrer -Jack n'apprécierait pas- il ne me restait pas beaucoup de solutions. Oui, il y avait le parc, et je le connaissais plutôt bien d'ailleurs... Enfin c'est dur de dire ça pour un truc aussi grand, mais disons que je me repérais plus ou moins. Il fallait que je me dépêche, c'était bientôt l'heure de la sortie des bureaux et il serait donc bientôt envahi par tous ceux venus se détendre après une grosse journée de travail.

Je tente de ralentir mon allure et ma respiration, mais rien ne semble y faire. Le souffle court, j'avance d'un pas furtif entre les allées ; je ne croise presque personne. Mon ouïe développée n'entend rien d'autre que le bruit des feuilles caressées par la douce brise de cette fin d'après midi de mai. Et mon pas, à moi. J'arpente les chemins, cherchant un coin un peu plus boisé pour me transformer à l'abri des regards. Non, ce n'est pas prudent, pas raisonnable, pas tout ce que vous voudrez, mais j'en ai rien à faire. Je fais ce que je veux. Ou ce dont j'ai besoin plutôt, parce que moi j'en ai pas tellement envie... Mais c'est nécessaire. Je le sens, là, tout au fond de moi, alors que je me vois de plus en plus tendue depuis que je suis restée des heures assise sur une chaise à penser à Darren ce matin. Putain, c'est horrible. Faudrait que je le retrouve, que j'arrive à lui parler...

Un bruit. Je me retourne. Ce n'est rien, mais assez pour m'alerter. Un bruit de pas, pas loin. Je me planque derrière un bosquet, attendant quelques instants, avant de sentir aussi une odeur... Une odeur de métamorphe... Je me mords la lèvre, réfléchissant, hésitant, indécise au possible. Et si c'était quelqu'un de la meute ? Partir ? Attendre ? Je me redresse à moitié, hésitant encore, lorsque j'entends le bruit beaucoup plus proche de moi. Il semblerait qu'il soit trop tard pour prendre une décision...

Ce parc est tellement grand qu'on en oublie pas vite qu'il se trouve en pleine ville. Je pourrais me transformer et chasser là, cacher mes habits dans des bosquets et courir dans les bois... J'avais peut être juste plus de chances de croiser un humain que dans la véritable campagne où je chassais d'habitude, encore que, vu l'heure et la surface de l'espace, il était normal qu'il n'y ait pas grand monde. Mais je pouvais pas. Je pouvais pas... C'était pas raisonnable. Enfin, ça ne l'était déjà pas de sécher les cours, alors un peu plus un peu moins, vous me direz, qu'est-ce que ça change... Sauf que non, je n'allais pas pousser le bouchon aussi loin. Je pouvais pas. Y'avait dix fois plus de risques ; et si je perdais le contrôle ? J'étais tellement sur les nerfs qu'il en faudrait peu pour que je devienne un véritable animal fou qu'un éventuel passant ne tarderait pas à repérer. Je connaissais pas bien la loi, mais à mon avis j'avais pas le droit et je me retrouverais bien vite à la PES si on m'attrapait. Et puis, je suis aussi là pour me calmer en théorie, donc je vais éviter de la laisser prendre le dessus. Pourtant, je sais que ce serait le seul moyen pour améliorer concrètement la situation. Péter un bon coup. Là, je ne fais que retarder jusqu'à la goute qui fera déborder le vase. Fuir les cours pour venir là n'est pas une solution en soit : ce n'est qu'un échappatoire éphémère. Ca ne mènera à rien, à long terme. Mais j'ai encore tellement peur de cette louve... J'ai peur, parce que je sais qu'elle est moi et que je ne veux pas l'être. Je ne veux pas être un monstre, un prédateur, je ne veux pas de ces pulsions alors que pourtant, ce sont elles qui dirigent ma vie. Je me hais lorsque j'apprécie le goût du sang de mes victimes dans ma gueule. Cela faisait si longtempps que cette louve m'habitait, et pourtant, elle n'était toujours pas moi. Elle ne pouvait pas être moi. Je n'étais pas comme ça. Je me comportais juste ainsi par nécessité... Ou du moins, c'était ce dont je tentais de me convaincre, alors que je sentais que ma nature animale et impulsive s'emparait de plus en plus de moi. Est-ce que je ne pouvais pas simplement la maîtriser sans l'embrasser ? On dirait que non.

Tout aurait pu sembler calme à une oreille humaine, mais pour les miennes, même la nature à son état le plus silencieux est une grande symphonie permanente, sans temps morts. Craquements, bruissements, pas un instant ne se passait sans que quelque chose bouge en faisant un bruit. Je me rappelle au début, à quel point j'étais effrayée ; je ne comprenais pas d'où venaient tous ces sons qui parvenaient à mes oreilles. Je sursautais à chaque instant, persuadée qu'un petit craquement de brindille signifiait que quelqu'un était là et me traquait. Que chaque chose était une menace. Mais tout était si amplifié par rapport à mon ouïe humaine d'avant... Maintenant, j'entendais et je disceernais tout. Ca avait été dur aussi, de différencier les petits bruits des gros, de savoir quel bruit correspondait à quoi. Maintenant, c'était mieux. C'est pour ça que le bruit de pas me parvient immédiatement. Je le reconnais tout de suite, j'ai passé des années seule dans la nature à l'affut, à le guetter, à l'attendre, cette menace du bruit de pas de quelqu'un qui viendrait me chercher. Jusqu'à ce que Jack me ramène à la vie humaine. Mais quoi qu'il en soit, certains réflexes ne partaient pas. Je me cache, jusqu'à l’apercevoir, celle qui a fait du bruit. Elle se dirige vers moi, plus ou moins. Elle m'a vue, entendue ou sentie, je ne sais pas, mais c'est moi qui l'intéresse.

Je ne reste pas plus de temps pour voir à quoi elle ressemble, je me retourne et m'enfonce d'un pas rapide pour tenter de la semer, instinctivement. J'entends encore ses pas : elle me suit toujours. Je me mords la lèvre. Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce qu'elle veut ? J'ai envie de prendre ma forme animale, et de fuir ou de l'attaquer. Mais je ne peux pas ; ça prendrait trop de temps et de toute façon, il ne faut pas. Je continue ainsi sur quelques mètres, avant de faire volte face. Je l'ai un peu distancée, mais j'entends toujours ses pas... Je ne l'ai pas perdue. Et je me rends compte que ma peur est inutile, qu'est-ce qu'elle peut me vouloir de mal ? J'attends, fébrile, jusqu'à voir à nouveau sa silhouette. Poings serrés, je lance, d'une voix que j'aimerai menaçante mais qui est tout sauf cela :

« Vous êtes qui ? Qu'est-ce que vous voulez ? »

C'est à ce moment là que je sens son odeur... Elle n'est pas plus humaine que moi.

Suivie. J'étais suivie. Là, ici, maintenant. Qui, ou quoi, et surtout, pourquoi ? Me recherchait on encore... ? La mafia ? Non, ça ne pouvait pas être eux, c'était impossible. Ils ne pouvaient pas être encore sur mes traces. Malcom et Jack les avaient tous tués. Tous. Oui, je croyais déjà qu'ils étaient tous morts avant qu'ils n'attaquent le bar... Mais cette fois, ils devaient l'être vraiment. Ils étaient venus en masse et nous les avions décimés. Nous. J'avais tué aussi, ce soir là. Pour sauver Jack, j'avais tué un autre loup. Un de mes semblables. Qui lui même me voulait du mal... La personne qui me suit me veut du mal aussi, j'en suis persuadée. Pourquoi me voudrait on du bien ? Qui me voudrait du bien ? A part Jack, ils avaient toujours été tous contre moi. J'étais une louve, une louve sauvage et indépendante. Un être dangereux pour certains, un être qui pouvait rapporter gros pour d'autres. Dans tout les cas, on me voulait du mal. Ca avait toujours été comme ça depuis ma transformation et je passais mon temps à fuir. Toujours fuir. C'est la clef de la survie, la seule possibilité que nous avons pour avancer dans ce monde. Cette jungle. Nous vivions dans une jungle. Et si beaucoup pensaient que j'étais le prédateur... J'étais en réalité bien plus une proie que certains humains, même. J'étais la proie en ce moment même. D'un prédateur inconnu, dont je sentais simplement l'odeur inhumaine sans pour autant arriver à me concentrer assez pour la reconnaître. Vampire.. ? Bah non, pas vampire ma poule, il ne fait pas encore assez nuit ! Pourtant, c'était la réponse la plus évidente qui me venait à l'esprit. Quoi, alors ? Un autre loup ? Peut être. Pas impossible. Il y en avait, dans les rangs de la mafia. Si ceux de la meute n'avaient pas l'air de me vouloir du mal, peut être n'était-ce pas ainsi pour tous, et peut être même cela avait il changé pour la meute ? Elle n'existait plus. Dissoute, morte. Les membres étaient désormais des électrons libres... Alors oui, ils pouvaient me faire du mal.

Mais non, même pas. Je me rends compte que je suis totalement à côté de la plaque lorsque mon poursuivant arrive à ma hauteur. Immobile, je la dévisage avec des yeux à la fois appeurés et féroces. La proie qui tente de convaincre son bourreau de la laisser en paix, la menaçant parralèlement d'une riposte dont elle n'est même pas sûre de l'efficacité. Parce que je suis frêle... Mais elle aussi. C'est une femme. Jeune, rousse. Air sauvage. Odeur... Métamorphe. Je fronce les sourcils pour être sûre de moi, alors qu'elle même semble étonnée de me trouver. Quoi... Alors... Elle ne me veut pas de mal ? Elle pensait, en plus, courser autre chose ? C'est vrai qu'on ne s'attend pas à ce qu'une jeune fille aussi fine et frêle que moi renferme une bête pareille qu'un loup. Je me mords la lèvre, tentant de me détendre tant bien que mal. Il n'y a pas de danger....

« Ce... Ce n'est pas grave. e ne m'attendais pas à trouver quelqu'un ici, et pas à cette heure, tout le monde est au travail. J'ai l'habitude de m'effrayer pour un rien, ce n'est pas... contre vous. »

Peut être même qu'elle me comprendrait. Elle avait cet air sauvage et cette odeur de métamorphe, peut être étions nous du même genre. Comme moi, elle était jeune – quelques années de plus tout du moins – et avait ce même physique peu épais. Elle me fixe. Mon regard est attiré par le sien, il est... il est bizzare. Inhumain. Normal pour un métamorphe, sûrement. Je sursaute un peu, avant d'acquiescer lentement.

« Leah. Leah Rivers. Enchantée. »

Je m'avance un peu vers elle, doucement, lentement. Je murmure d'une voix un peu plus assurée.

« Métamorphe, je me trompe ? Vous étiez de la meute? »