Un message, laconique. « Mes hommes ont trouvé sa planque, amènes tout ce que tu peux et réglons ça pour Mère ». Je réponds de manière tout aussi directe, un simple « j'arrive ». Aussitôt, je lance des coups de fil tout azimuts. Erin d'abord, bien sûr. Je lui demande de me retrouver au manoir. Elle non plus ne sait pas où est Krystel ; je l'ai cherchée de mon côté toute la journée. Je prierais pour qu'elle ne l'ai pas retrouvé avant nous, si j'étais encore croyant. Mais je ne croyais qu'en elle, alors je ne pouvais qu'espérer que ses compétences tenant au divin n'avaient pas permis d'accomplir ce miracle avant des dizaines d'autres vampires et humains à son service. Je rapatrie aussitôt tous mes hommes en repos ; je ne touche pas aux équipes protégeant les princesses et les lieux stratégiques. Je ne sais pas encore si l'information est vérifiée. Mais je sens dans mes tripes que c'est la bonne, que ça va barder. Et mon instinct ne me trahissait jamais en matière de pan-pan. Erin arrive, puis les hommes et femmes de mon unité, tous triés sur le volet. Anciens militaires et fanatiques pro-intégration que j'ai formé pendant les Années Sanglantes à la guerre surnaturelle. Un signe de tête à Erin. Notre relation a avancé, s'est transformée. Pourtant je ne ressens pas d'amour quand elle apparaît dans notre salle de commandement. Juste l'immense soulagement d'avoir quelqu'un de sa trempe à mes côtés. Quelqu'un de confiance, alliant compétences et fiabilité. Je débute sans détour.


| Ce soir, nous allons tuer le Roi déchu des vampires. |


Si Krystel n'y était pas déjà, elle n'aurait pas à se salir les mains. J'ai prévu tout ce que je pouvais, autant que faire se peut. Munitions spéciales. Le Roi est insensible à l'argent ? J'ai prévu de l'armement sale. Balles en argent standard de l'armée, recélant des balles irradiées, mises dans les chargeurs à l'aide de gants spécifiques. Les ingénieurs russes sont plein de talents... Le Roi lui même m'avait confié jadis que les armes nucléaires pouvaient tuer n'importe quoi, même si je n'avais rien compris de son explication. Si cela ne suffit pas à le tuer, cela l'handicaperait sans doute suffisamment longtemps pour le détruire par décapitation et crémation. Si cela ne tenait qu'à moi, j'enverrais ses cendres dans l'espace une fois la bête mise à mort, mais il était plus probable de les envoyer au fond d'un océan ou mieux, dans le cœur d'une centrale nucléaire de nos amis russes. Mais nous n'en étions pas encore là. Pour vendre la peau de l'ours, il faut encore le tuer. Nous nous équipons avec fébrilité. J'échange un regard avec Erin. Je préférerais être avec elle et Krystel, à prendre du bon temps à mille kilomètres d'ici, mais je ne pouvais pas.


Je devais encore désobéir à Son dernier ordre.


Tenues tactiques complètes ; pare balles et protections noires, écussons en forme d'une mâchoire rouge garnés de crocs de vampires, encadrant une couronne couleur elle aussi de sang. Nos armes sont chargées ; les munitions en cas de tir ami nous tuerons à coup sûr, dans d'horribles souffrances. Je préviens l'équipe que le tir ami est autorisé si cela permet d'abattre la cible. Ils hochent la tête. Tous sont prêts à se sacrifier. Moi aussi. Erin également. Car seule la mort met fin au devoir. Nous nous mettons en route dans deux camionnettes blindées, peintes en noir comme les fourgons bancaires, et il nous faut une bonne demie heure pour rejoindre l'endroit ; une grande maison de banlieue. Arrivés sur place, je ne vois aucun signe ni aucune trace des hommes de Jana, ni de la princesse elle même. Nous sortons et nous déployons autour des véhicules, accroupis derrière les haies et les barrières de la résidence. Pas de lumière. Rien du tout. L'incompréhension se mue en appréhension, et sous mon casque en kevlar, je commence à transpirer.


Et d'un coup, l'enfer se déchaîne.


Les balles fusent de partout et claquent contre notre couvert des plus sommaires. Un de mes hommes se fait toucher en pleine poitrine et s'effondre assommé, bien qu'intact grâce à ses protections. Tout le monde a compris que nous venions de tomber dans un piège, mais la section répond avec discipline et détermination à la pluie de projectiles que nous subissons. L'un de mes hommes hurle en tombant, le dos déchiqueté. Ils sont partout autour de nous. Je passe la tête sur le côté. De la haie, puis mon arme. J'aligne une cible qui tire depuis la fenêtre de l'étage. Je presse la détente de mon M4 Hellfire, un fusil américain modifié pour la guerre contre les créatures surnaturelles. Le coup de feu claque et la vitre pète... En même temps que le corps de ma cible, touchée en pleine poitrine.


| Vampires! |


Très vite, lorsque nous serons tous à terre pour éviter le déluge de feu, les nocturnes rouges se jetteront sur nous et ce sera le choc. Méthode que j'ai moi même apprise à nombre d'officiers de l'Armée Royale. Nous avons en face de nous des soldats de la Reine. Nous ne sommes pas seulement tombés dans un piège ; nous avons été trahis. Je jette un coup d'oeil à Erin, presque méconnaissable en amazone caparaçonnée dans ses protections noires. J'essaie de sonder mon âme à la recherche de Krystel, pour lui transmettre mon sentiment et lui intimer de ne PAS faire de bêtise, car c'est le moment qu'a choisi l'ennemi pour frapper. Mon instinct avait raison ; il y aura carnage ce soir. Les rafales strient la nuit d'hiver d'autant de cicatrices luminescentes. Je nous ai menés dans un piège. J'ai retiré toute protection, tout renfort à Krystel. Je la prive de ma puissance, de notre lien, de notre réserve et de tout le reste. J'ai compromis nos chances. Et je vais en payer le prix fort.Je me tourne à nouveau vers Erin. Il faut qu'on bouge, et vite.


| Prête ? |

Le 31 Décembre 2017

J'étais venue directement au manoir après avoir reçu l'appel de Torben. Dépassé les limitations de vitesse, roulé sur les trottoirs. Le code de la route n'est pas pour moi, pas quand la mort gronde. Le dénouement arrive, je le sens. Personne n'a revu Krystel de la journée ; même Torben n'a pas obtenu de résultat face à ses recherches. Volatilisée. Le signe qu'en effet, nous y sommes. Ce que j'attends depuis des jours sans penser à autre chose, sans jamais cesser de m'entrainer. Sans vraiment que je sache à quoi m'attendre, les imprévus pouvant modifier totalement le cours des choses établies. J'y suis prête, désormais. Je n'ai pas le choix, comme je ne l'ai jamais eu. Peut être vais-je mourir ce soir. Je suis également prête à cette éventualité, que j'ai accepté depuis longtemps. Un geste de trop, un millimètre, une respiration peut me couter la vie. Et la sacrifier n'est pas un problème. Je me bats pour ma Reine, je vis pour elle, il est normal que je me meure également pour elle. Bref. Arrivée au manoir, j'y retrouve Torben avec qui je ne m'attarde pas ; un simple signe de tête nous suffit. Je ne ressens rien pour lui. Pas d'amour, pas d'attirance, pas d'attachement. Je sais qu'il en va de même pour lui, nous sommes tous deux bâtis sur un modèle identique. C'est ce qui fait notre force. Nos ressemblances et notre complémentarité, notre confiance l'un envers l'autre. Tout cela, toute cette relation développée au fil des missions va certainement jouer ce soir. Le reste des forces humaines arrivent rapidement. Peu d'hommes, mais assez pour tenir tête à notre ennemi. Dans les guerres actuelles, l'équipement est tout aussi important que le nombre de bras pour les tenir. De ce côté là nous n'avons aucun soucis, grâce aux liens de Torben avec les russes. Ce que nous avons peut rapidement tuer, sinon assez pour handicaper Augustus.

Je m'équipe, et nous partons. Camionnettes noires, trajet rapide et en silence dans l'obscurité écossaise. Je fais le vide dans ma tête, et je me prépare à me jeter dans l'enfer qui va probablement se déchainer. Nous arrivons et nous mettons en position. Et puis... Et puis rien. Personne. L'attente ne dure pas longtemps, mais la tension monte en flèche. Même un idiot comprendrait que quelque chose clochait. Un problème. Un silence de marbre, lourd et pesant.

Soudainement déchiré.

Tout vole en éclat, le silence remplacé par les griffes de la mort. Le pan-pan-pan si familier des tirs résonne autour de la résidence, la lumière tranchante des coups de feu frappe comme des éclairs autour de nous. Les hommes commencent à tomber. Planquée derrière une haie, j'analyse rapidement la situation. Evalue l'ennemi. On est pris au piège, et pire, trahis. Après un deuxième coup d'oeil, je n'ai plus de doute : ces vampires appartiennent à l'armée royale. Qui ? Jana elle même se serait retournée contre nous ? Ou quelque chose d'autre s'est passé. Quoi qu'il en soit nous sommes bien seuls, et en mauvaise position. Les balles fusent, les hommes tombent, je tire, tue un vampire alors que je réfléchis. Jette un regard à Torben.

"Prête."

Oui, il faut qu'on bouge, on est trop exposés. Accepter la mort ne veut pas dire vouloir mourir. Mon arme prête à tirer, je scrute rapidement autour de nous, cherchant une meilleure protection et un meilleur angle de tir. Discrètement, je me met en mouvement, ma carabine M4 tenue fermement en main prête à tirer si le besoin s'en fait sentir. Je m'arrête, alors que la haie me cache assez tout en m'offrant un angle convenable. J'aligne un vampire en hauteur pour l'abattre, avant de me tourner vers Torben.

“Tu as un plan, une idée ? On ne peut pas rester là à se faire tirer comme des lapins.”

Je me repose sur Erin, bien sûr, mais en chacun de mes hommes, et de mes femmes. Dit comme ça cela prêtait à confusion, mais j'avais à peu près autant de représentants masculins que féminins dans mon groupe ; pas de sexisme. C'était hors sujet. Les femmes savaient aussi bien tuer que les hommes. C'est un trait invariable de l'Humanité, que d'être douée dans sa propre auto destruction. Plus encore, il semblerait que ce soit un trait exacerbé quand il s'agissait de détruire un ennemi d'une autre espèce, qui menaçait la nôtre. Je n'avais jamais eu à batailler pour recruter ce qui ne fut qu'une milice au départ, un groupe de combattants faiblement armés et entraînés juste pour défendre les caches des vampires le jour, au début de la guerre. Pour éviter les pertes désastreuses provoquées par les loups garous, à chaque fois que les nocturnes rouges devaient dormir de leur sommeil de mort. Il y avait toujours eu des sympathisants des vampires. Les causes étaient multiples. Sociopathes, incapables de s'intégrer à la société humaine classique comme Erin et moi l'étions, qui saisissaient l'occasion de pouvoir exercer leurs talents ou leurs pulsions dans un cadre réservé. Groupies et pommes de sang, déterminés à se battre pour leur amant, leur maîtresse vampire. Les idéalistes, bien plus nombreux qu'on le croie, grands défenseurs de la cause de la liberté des peuples ou de leur égalité. Ceux là étaient sans doute les plus fanatiques de nos hommes, bien plus que ceux qui se battaient par pulsion ou par amour. Aujourd'hui, les derniers spécimens de mes troupes de choc qui avaient survécu au conflit ou qui avaient échappé à la captivité allaient se faire dessouder à cause de mon erreur, de mon empressement. Erin me confie qu'elle est prête. Je lui offre un sourire mauvais. Cela veut dire que la mort de nos ennemis est en marche. Que l'on ne lâchera pas notre peau sans leur faire payer au centuple chaque seconde d'agonie, et que nous ferons tout pour la prolonger.


Quand Erin commence à répliquer, je lui offre un regard carnassier, tire mon crève cœur en argent et le fixe au bout du canon de mon fusil.


| Foutus pour foutus... A l'attaque! |


Je quitte mon couvert en tirant au moment même où comme je l'imaginais, les vampires passent à l'assaut, et massacrent mon équipe. Mais je suis plus vif, plus rapide. Le choc arrive au milieu de la pelouse dans le jardin. Mes réflexes, mes capacités héritées de Krystel, me permettent de surprendre le premier et de l'empaler sur ma lame ; sa rapidité surnaturelle est cependant telle qu'il évite la mort en prenant la lame en argent en plein sternum à la place de la poitrine. Il hurle d'agonie, ses chairs grésillant sous l'effet de l'argent. Je tire mon pistolet, lui loge une balle qui lui fracasse le crâne et le met en pièces. Ses restes m'éclaboussent.

En soi, la mort n'est pas une défaite, mais une fatalité. Tout homme est voué à la mort. C'est le trait principal de notre espèce. Seulement, tout dépend comment l'on va à la mort. J'y vais. J'y cours. J'y suis prête et je l'attends avec un sourire mauvais. Je le sais encore plus certainement qu'il y a quelques heures, quand Torben m'a appelé. Parce que quelqu'un nous a trahi, parce que c'est un piège. Ils nous attendaient, et ils nous ont eu. Pas totalement, pas encore. Nous ne saurons sûrement jamais qui nous a trahis, mais ces vampires sauront au moins que nous ne vendons pas notre peau gratuitement. Je sais très bien que chacun des hommes et des femmes présents ici, derrière nous, est tout prêt à se sacrifier, mais tout aussi prêt à faire payer très cher ce sacrifice à nos ennemis. Il n'en sera pas autrement. Nous allons peut être tous nous faire étriquer ce soir, mais eux aussi. Ma mort ne sera pas une défaite. Juste la fin d'un combat, et je veux disparaître en le gagnant. C'est tout ce qui importe. Mon partenaire se sent peut être coupable de nous avoir menés dans cette embuscade, mais je sais que j'aurai fait exactement la même chose à sa place. Impossible de tenir en place alors que tout se joue ce soir, alors qu'un espoir de victoire se présente peut être. Maintenant nous y sommes, et ces vampires souffriront dix fois plus que la mort la plus douloureuse que j'ai infligé jusque là dans toute ma carrière. C'est tout ce qui reste à faire désormais. J'ai réfléchi, j'ai observé, mais je ne vois rien d'autre. Torben me coupe net, répliquant tout en fixant son crève coeur. L'ombre d'un sourire s'étire sur mes lèvres, alors que je fais de même. Au point où nous en sommes, cela me convient aussi. Parfaitement. Même si ce n'est pas le genre de bataille dont j'ai le plus l'habitude, je m'y retrouve totalement. Ma vie finira comme elle a commencé.

Dans un bain de sang.

Autant que je m'amuse une dernière fois, sachant que la mort est la seule chose qui me maintienne en vie. Sachant qu'elle me fait vivre, depuis toujours. Je me lance en tirant, droit devant moi, au moment où l'enfer se déchaine à nouveau. Le choc est brutal, mais je ne perds pas de temps. Mes mouvement sont rapides, précis. Je sais comment se battent les nocturnes. Ma lame manque de peu le cœur de la créature ; il hurle tout de même sous la brûlure de l'argent mais ce n'est pas assez pour le terrasser. J'esquisse un mouvement alors qu'il tente de se dégager, je l'attire vers moi tout en dégainant un poignard un argent que j'arrive de justesse à planter dans son organe vital. Je suis plus habile avec ça. Il explose, m'éclaboussant de son sang et de ses fluides qui barbouillent mon visage et mes mains, tandis qu'un autre vampire se rue sur moi. Je lâche l'autre et tire, mais sa rapidité ne permet à ma balle que de lui effleurer l'épaule tandis qu'il se jette sur moi.

Un ronronnement paresseux et un clac sonore marquent la fin de la vie du vampire. Presque instantanément, je suis recouvert de ses restes sanguinolents. Du sang chaud, des restes organiques ou ses vêtements déchiquetés. Cela se passe comme au ralenti, alors que mon esprit et mes réflexes me permettent de me rendre compte précisément de tout ce qu'il se passe autour de moi. Je suis en train de gagner, individuellement à défaut de collectivement. Notre pauvre stratégie avec Erin fonctionne de la seule manière possible ; prendre l'adversaire à contre pied et lui botter le cul autant qu'il est possible de l'imaginer pendant le délai très court où la surprise donne l'illusion de la possibilité de la victoire. Pourtant, mon esprit pragmatique, objectif, me fait sentir au plus profond de mes tripes que la victoire est possible mais qu'elle coûtera cher. Mes hommes vivent, tuent et meurent à mes côtés. Très vite, leur sang se mélange à celui de nos victimes. Un corps à corps est quelque chose de fondamentalement brutal. Oubliez tous les films du genre, toutes les belles idées distillées par des profs en kimono qui n'ont jamais connu un véritable combat à mort de toute leur vie. En face, le type ne s'arrêtera pas à votre douleur, ou à votre immobilisation. Il portera tous les coups, y compris les plus réprouvés par la morale, dans le seul but de prendre l'ascendant sur vous. Il mord, griffe, hurle, vous implorepour mieux vous trahir. Il n'est plus question de la manière de gagner, mais de gagner tout court.


Je pique de la pointe de mon crève-coeur et blesse un autre vampire, dont la plaie fumante causée par l'argent le brûle atrocement. Un autre se jette sur moi par derrière et me bouscule. Je tombe, et il se précipite vers ma gorge comme un animal. Mon gorgerin de kevlar ne me protège qu'un court instant ; la pression de sa mâchoire sur ma gorge coupe ma respiration et je dois le poignarder férocement à plusieurs reprises par le dessous pour enfin trouver son corps et l'abattre, me recouvrant une seconde fois de quantité de fluides écoeurants, collants et nauséabonds. Je sens que Krystel se bat, elle aussi. Je sens sa peur, sa souffrance, son excitation. Nous nous battons tous les deux pour notre survie, pour que nous puissions continuer à exister. Je sens pourtant la résolution de ma maîtresse. Elle est prête à mourir, et à ce que je meure avec elle.


Moi aussi.


Je me relève au moment o un vampire se jette sur Erin et l'empoigne. Il va la tuer. Je brandis mon M4 et aligne ma mire, et agis d'instinct plus que de réflexion. Je n'ai pas le temps d'approcher avant la mort. Je sais que le pare balles est costaud et que le revêtement en argent ne le perce pas. Je presse la détente pour abattre le vampire, au moment même où un terrible étau m'enserre la poitrine.


Je tombe à genoux. Incapable d'entendre, incapable de voir les formes floues qui passent devant mes yeux.


L'étau se resserre sur mon cœur, encore et encore. La douleur est indicible, sans commune mesure avec tout ce que j'ai ressenti. Des larmes de sang coulent sur mon visage, alors que je comprends tout.


Je m'éffondre, incapable de respirer, pris d'effroyables convulsions. Ma dernière pensée cohérente me réconforte. Bientôt, je serais auprès d'elle.

Sans m'attarder sur le sang chaud qui me colle, je me retourne vers mon nouvel agresseur. Je colle, je transpire, mais ça n'a pas d'importance. Plus rien n'en n'a, excepté la mort de mes ennemis. La leur faire payer comme je ne l'ai jamais fait, et comme j'ai toujours rêvé de le faire pour certaines personnes au cours de ma vie. Ils souffriront autant que moi, et je veux prendre au moins dix fois leur peau avant qu'ils ne réussissent à toucher à la mienne, et à prendre ma vie. C'est tout ce qui me reste à faire. Je veux leur faire mal comme jamais ils n'ont eu mal avant qu'ils quittent leur éternité. Les tuer n'est pas assez, plus assez, c'est tellement banal pour moi. Je veux qu'ils regrettent d'exister et d'être tombés sur nous, ce soir. Nous sommes tous dans le même état d'esprit, et ça n'est pas prêt de changer. Je ne tente même plus de penser à la victoire, au lendemain de cette boucherie. Seuls importent la mort et la douleur. Peut être avons nous réellement une chance de les vaincre, peut être pas. Je n'en sais rien, et je n'y peux rien. Juste me battre. J'ai évacué toute pensée, toute réflexion extérieure. Verser le sang. Le leur comme le nôtre. Ma première balle rate le vampire ; je n'en fais pas grand cas. Mes gestes sont rapides et précis, je sais ce que je fais, je sais où je vais. J'ai fait ça toute ma vie, cet instant n'est que l'aboutissement d'années de meurtres et de tueries. Le pistolet retrouve vite sa place à ma ceinture, alors que ma main tenant le poignard frappe, encore et encore. Comme une malade, comme une forcenée. Sa chair brûle au fur à mesure, à chaque contact de l'argent je le sens faiblir. Je n'ai pas encore son cœur, et je ne lâcherai pas avant de l'avoir. Je l'atteins enfin, alors qu'une balle frôle mon gilet de protection. Je fixe mon ennemi dans les yeux alors qu'il vise ma gorge dans un dernier élan. Prends le temps de tourner ma lame dans son cœur, de l'enfoncer bien profond, avant de le lâcher. Je me retourne, encore une fois.

Me fige.

Je vois, comme dans un songe, Torben tomber à terre. Je m'y attendais, pourtant. Mais peut être pas si vite. Je n'en sais rien. Un violent élan de rage s'empare de moi, alors qu'un nouveau vampire se jette sur lui pour l'achever. Je suis rapidement sur le vampire, le retourne et tente de le plaquer au sol. Il me résiste, alors je frappe, comme deux secondes plus tôt, comme l'enragée que je suis en cet instant. De mon autre main, je tire autour de nous, et continue quand le vampire que je tenais au corps à corps s'écroule. Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas ce que je peux faire. Je n'ai pas le temps de réfléchir, et je n'y songe même pas.

Peut être qu'il reste encore un espoir. Ca non plus je ne sais pas, mais si je reste là, plantée, je vais me le reprocher toute ma vie, qu'elle ne dure encore qu'une minute ou des années. Je me rue sur lui, en gardant mon arme en main pour dissuader quiconque d'approcher. Pas besoin d'être espion ou quoi que ce soit pour avoir des formations sur les gestes de premiers secours, mais la formation que j'ai reçu en comprenait effectivement pas mal. Bref. C'est comme faire un court circuit pour faire démarrer une voiture, on ne réfléchit pas, c'est naturel. Il n'a pas l'air blessé... Krystel... J'agis. Je n'en peux plus. S'il reste un espoir, je veux le saisir.

Je ne saisis plus rien.


Je ne sens plus rien.


J'ai pendant une à deux secondes, encore une vague conscience que je viens de tomber par terre, que je convulse.


Très vite, la sensation de douleur et de perte de contrôle s'atténue. J'ai froid. Je me sens me raidir, brutalement. J'ai fort mal d'un coup, puis plus rien. J'entends vaguement autour de moi les cris et les tirs d'armes automatiques. Ils résonnent, sourds et froids, dans le lointain. Assourdis par autre chose, un je ne sais quoi qui rend le tout confus. Je me sens bien, dans cette pelouse. Confortablement installé pour la fin du monde si nécessaire.


On me secoue, je sens des mains se poser sur moi, presser sur ma cage thoracique. Je me sens déjà tellement loin.


Je revoie un tourbillon de souvenirs défiler devant mes yeux. Des enfants qui jouent dans une rue crasseuse de Kharkov, dévalant la pente derrière l'usine Zhebevka à toute allure. Deux filles, un garçon. Tous ont les mêmes cheveux d'un noir d'encre. Ils s'amusent, ils rient. Je revoie les yeux d'une femme, l'air rebelle, un sourire séducteur sur le visage. Elle m'appelle. Ma première fois. La guerre, très vite. Les hurlements des gens enfermés dans un immeuble qui s'effondre. Ma poitrine vibre et est comprimée au rythme des secousses provoquées par l'artillerie qui fait trembler mon monde. L'arme qui tressaute dans mes mains, la honte. Le retour. De nouveau, ce regard entêtant. L'odeur de l'alcool et de la poudre, celle du cul et du tabac froid. Encore un regard dans la nuit, un nouveau. Un visage. Elle sera ma Reine. La Reine Rouge. La Mort.


La mort vers laquelle je glisse, doucement, alors que ce cœur ne bat plus.


Le calme, la paix.


Enfin.


On dit que la mort, c'est brutal et définitif.


La mort, c'est avant tout un silence, un silence de mort.


Elle est là, elle me toise. Je l'accueille comme une vieille amie, une alliée. Nous nous connaissons bien.


Pourtant, j'ai de nouveau mal à la poitrine. L'étau sur mon cœur se desserre un tout petit peu. L'air emplit mes poumons, mais ce simple réflexe me fait atrocement souffrir.


Souffrir quand même, c'est vivre.


La mort me tourne le dos, et je glisse peu à peu dans le coma.

Je suis préparée à l'éventualité de la mort. Physiquement autant que mentalement. En sortant de chez moi, j'étais prête à mourir. En venant ici, nous l'étions tous. Vivre, c'est mourir un jour. Faire de ma vie ce que j'en ai fait, c'est accepter de perdre un jour au jeu. Je connais les règles de ce jeu. Pourtant, lorsque je me rends compte que mon partenaire s'effondre sur la pelouse parfaitement tondue, j'accoure. Cela ne me laisse pas indifférente, non que je me sente attachée à lui par un quelconque lien sentimental, en étant incapable, mais je ne peux faire comme si de rien n'était. Le laisser agoniser alors que je continue à me battre ne me procurera que de la culpabilité. Je me connais, et je sais que je m'en mordrais les doigts jusqu'à ce que je tombe moi aussi. Je devais le protéger. Je l'ai fait, je l'ai toujours fait. Je suis restée dans son ombre le plus clair de mon temps, qu'il soit d'accord ou non. Ce n'est pas pour l'abandonner maintenant. Je ne peux pas. J'essaierai, jusqu'à avoir la preuve infaillible qu'il n'y a plus d'espoir le concernant. Tout ce qui se passe autour de moi, le sang, les coups de feu, la mort, ne servent qu'à alimenter ma rage. Ma force. Je masse frénétiquement la cage thoracique de Torben, comme si ma vie à moi en dépendait. Je suis bel et bien en très mauvaise position, même si je peux tuer et réagir rapidement, on peut aussi m'atteindre sans difficulté. Atteindre aussi Torben, et l'achever. J'en ai conscience. Je m'en fiche. Ce n'est qu'une prise de risque supplémentaire, une parmi d'autres. Néanmoins je me concentre sur lui, comme si la bataille autour n'existe plus, comme si nous étions enfermés dans une bulle. Vis. Vis s'il te plait. Je me répète ces mots, inlassablement, comme s'ils pouvaient avoir une influence, comme s'il pouvait entendre mes pensées.

Un instant, je crois le sentir ressurgir. Un instant.

Je le sens vite aspiré par les tréfonds de l'inconscience.

Mes doigts viennent fébrilement tâter son pouls. Bas, très bas, mais pas inexistant. Coma ? Je n'en sais rien. Je tire quelques coups autour de moi pour éliminer un éventuel vampire, bien qu'ils soient déjà assez occupés avec le reste de l'unité. Le danger est tout de même présent. Je recommence mon massage cardiaque, évitant de penser à ce que cela signifie, à ma Reine qui git certainement sur le sol je ne sais où. Nous avons misé le tout pour le tout, et nous avons perdu. C'est comme ça. Reste à se battre encore tant que l'on peut, et sauver ce qui peut l'être. Je finis par tenter le tout pour le tout, je me penche vers lui, colle ma bouche contre la sienne alors que mes mains s'activent toujours sur sa cage thoracique. Aucune idée du temps que j'y reste, mais un coup derrière moi me ramène vite à la réalité. Je dégage ma main, qui saisit mon poignard et je frappe derrière moi, un peu au hasard, alors que le vampire est sur moi. Il tente de me plaquer, manque d'y arriver, mais l'argent le déstabilise. J'ai le temps de me retourner ; face à lui, je continue à frapper plus haut, pour empêcher ses crocs d'atteindre leur objectif. Une fois encore, il manque d'y arriver, mais j'esquive de justesse au dernier moment. Quelques millimètres, et c'était la fin. D'un revers du poignet, je parviens à orner son cou d'un début de sourire rouge. Trop rapide, mais il a mal. Hurle sous l'argent qui s'enfonce une fois de plus. Je trouve son cœur au bout de quelques instants, le laissant s'écrouler par terre alors que je me prends encore ses fluides. Je repars sur Torben. L'acharnement peut mener à la perte, mais je l'ai toujours considéré comme une qualité.

Impossible de ressentir les choses. Je glisse dans les cauchemars du passé. Ma nature profonde, violente, refait surface.


Il n'y a plus que Krystel pour maintenir l'obscurité à distance à ma place. Dieu ne veille pas sur moi, Dieu est parti.


Je la sens, elle est là, dans l'obscurité.


Tapie dans l'ombre.


Elle bouge en silence, cachée dans les tréfonds de mon âme, dans les limbes de ma conscience étouffée.


J'ai mal, mais je sais que ce n'est pas ça le pire. La douleur, on s'y habitue. On s'y accoutume, même.


Je me sens devenir proie. Pas des autres, pas des prédateurs qui hantent le monde, mais des monstres qui hantent mon âme.


Elle est là. Loin. Elle a supplanté Krystel, qui est partie, me laissant froid et vulnérable. A sa merci à Elle.


Elle n'est jamais partie très loin, même si elle n'a jamais vraiment montré son visage qu'il y a huit ans.


Mes propres démons me dévorent, et Krystel n'est plus là pour m'en protéger.


Il faut que je me défende, il faut que je repousse la folie qui me gangrène le peu qui me reste. Je ne céderais pas, jamais, même si Dieu est mort ce soir.


Je tombe dans les obscures profondeurs, empoignant ma pire ennemie à bras le corps et l'entraîne dans ma ruine. C'est mon devoir, ma vocation, de me battre jusqu'à la fin.


Et seule la mort met fin au devoir.

Pendant quelques minutes encore, je continue à m'affairer sur sa cage thoracique, ignorant presque le combat qui se déroulait autour de moi. De temps en temps, je donnais quelques coups. J'ai de la chance d'être en vie... Si on peut considérer la considérer comme telle, ce qui est moins sûr. Je serai certainement mieux morte, mais ce serait une attitude des plus lâches, il me reste encore un peu d'amour propre. Je finis par me relever, je ne m'aveugle pas ; il n'y a plus d'espoir d'arranger la situation, ici et maintenant. Autour du corps de Torben, je recommence ma danse mortelle. Je me prends des coups, je frappe, j'entends hurler mes adversaires sous l'argent, je manque de me faire mordre, mais je continue à frapper, encore et encore, jusqu'à ce qu'ils s'écroulent, jusqu'à ce que d'autres viennent me trouver. Je ne m'éloigne pas de son corps, je veille juste à ce qu'aucun nocturne ne s'en approche. Au moins ça. Lentement, difficilement, nous commençons à voir le bout du tunnel, comme si nous remontions une lente pente. Nous prenons presque le dessus, alors que je pensais tout perdu. Je n'avais peut être pas assez regardé autour de moi. Ce n'est pas une raison pour changer ma manière de faire, je sais à quelle vitesse l'ordre établit peut basculer. Je ne me rends même plus compte si cette victoire m'importe encore, mais je suis née pour me battre et pour tuer. C'est tout ce que je sais. Je le ferais jusqu'à mon dernier souffle.

La bataille prend fin, finalement. Je réalise de quoi je suis couverte, et à quel point cette sensation de chaleur malsaine, gluante et puante, est répugnante. Ca aussi, ça m'importe peu. Je ne suis pas une femme à faire des chichis. Beaucoup de morts dans chaque camp mais nous sommes arrivés à nos fins. Beaucoup de pertes, trop. Entre le réveil d'Augustus et ce soir, je ne préfère pas compter le pourcentage de diminution de nos effectifs. Je sais qu'il est énorme, que nous n'avons presque plus rien. Cela me suffit pour le moment. Le trouble est déjà trop grand.

Nous nous rameutons vers les fourgonnettes, ou ce qu'il en reste. Cabossées par les tirs, des fenêtres sont brisées, et le verre git à l'intérieur, recouvrant d'éclats les sièges tels les flocons recouvrant la pelouse. Peu, très peu de mots sont échangés. De simples regards nous suffisent. Nous sommes vivants, nous avons éliminé nos opposants, mais nous n'avons rien gagné. Nous n'avons pas tué de roi, nous avons sûrement perdu nôtre Reine et le plus gros de nos effectifs. J'ai échoué à maintenir mon partenaire en vie, peut être même pourrais-je dire mon ami. C'est tout ce qu'il y a à dire. Je leur fait signe de rapatrier les corps des nôtres ; j'installe celui de Torben à l'arrière d'un véhicule et m'assois auprès de lui. Je ressens une sensation étrange, que des mots ne sauraient décrire. Pas de tristesse à proprement parler, pas d'amour, mais je me sens vide. Creuse. Il n'y a plus rien... Des abysses insondables, gouffre sans fin, en lieu et place de mon âme. J'ai l'impression qu'un vide immense s'étend à mes pieds, alors que pour la première fois, je suis véritablement seule. Dépossédée de tout, ne me reste que ma propre vie pour laquelle je n'ai que très peu de considération. A elle seule elle n'a aucune valeur. Je sais ce qui se passe, ou du moins je crois le savoir. Je le devine aisément. Mais la vie est tellement pleine d'imprévus et de coups de poker, que je tente de me dire qu'il peut en être autrement. Que Krystel est toujours là, quelque part. Qu'elle va ressurgir d'un instant à l'autre, guérir Torben et nous annoncer que le roi fou est mort. Ma Reine, ma Maitresse, ma raison et mon univers, ne peut avoir quitté ce monde. Car sans elle, il n'existe pas. Il se brise, se disloque, dénué de sens. Comme ma vie et mon être en cet instant. Pourtant... Pourtant je ne fais pas partie des sots qui se cachent de la réalité pour préserver un semblant de quiétude. Vivre, c'est mourir, tuer, c'est accepter de pouvoir l'être aussi. Accepter la cruauté du monde. Ce n'est pas un soucis. Mais démunie, j'ai envie de me dire que tout n'est pas fini et perdu à jamais. Je ressens soudain un étrange besoin de chaleur humaine, de celle qui me fait défaut à moi, ombre solitaire et damnée. Un besoin de combler mon isolement, même si cela n'est que fictif et éphémère. Ma main vient prendre celle de Torben, mais elle est froide, inerte, malgré son pouls qui bat toujours. Je la serre un instant, comme si par ce simple geste je pouvais la réchauffer, lui redonner un peu de vie. Je ne me berce pourtant pas d'illusions : ce n'est pas moi, dans l'obscurité à l'arrière d'une fourgonnette, qui vais ramener mon partenaire comateux. Il parait que dans cet état, certains entendent tout de même ce qu'on leur dit. Moi je n'ai pas à parler, aucun mot ne vient et ne veut venir. Je n'ai jamais été douée pour cela, et n'ai jamais cherché à l'être. Rien à ajouter. Ce n'est pas la peine. Ne subsiste que cette petite pression sur sa main, comme pour saisir quelque chose qui ne s'y trouve pas. Plus, et peut être à jamais. Ce n'est pas grave, je tenterai tout de même ce qui en mon pouvoir. On dit que l'espoir fait vivre... Je suis sûre en tout cas, qu'il éloigne la mort. Je la laisse tomber, et reste là. La camionnette s'ébranle. Je reste stoïque. Mon visage neutre, fermé, comme toujours. Seule ma poitrine se soulevant trahit mon coeur qui bat.

Le reste est mort depuis trop longtemps.